Chaleur de l'océan
Par
Mathieu Li-Goyette
C'est généralement au maître de ukiyo-e Hokusai à qui l'on prête le titre de pionnier de l'esthétique manga. Plus largement reconnue à la première estampe des Trente-six vues du mont Fuji, La Grande vague de Kanagawa est aussi l'oeuvre la plus célèbre de l'artiste, l'une des plus prestigieuses et celle qui, depuis 1831, aura instauré les canons esthétiques du dessin populaire japonais. Finement détaillée, accompagnant des marins perdus en haute mer, la vague est apprêtée par des couleurs claires, précises et un trait large et élégant sans esquisse qui imbibe un papier bien poreux et confie au pinceau de Hokusai une légère incertitude sur les arêtes qui délimitent ces forces de la nature submergeant les hommes pris au piège. Prenant la décision de conférer à son dernier long-métrage les matériaux du pastel, de l'encre et du cellulo, c'est à la fois une décision nostalgique et humble pour le cinéaste d'animation Hayao Miyazaki de retourner aux premières amours de l'animation au cinéma. De retour aux premières techniques popularisées par Disney et les Fleischer, de retour aussi aux racines du manga chez Hokusai, Ponyo raconte l'histoire d'une petite princesse poisson amenée à se lier d'amitié avec un jeune garçon habitant une maison au bord de la mer. Pourchassée par son père inquiet de la présence des humains dans un monde en déroute, Ponyo devra prouver que l'amour qui l'unit à Sosuke est véritable et, qu'en dehors du fait qu'ils n'affichent un âge supérieur à 5 ans, leur amitié amoureuse est de celle que l'on ne retrouve que dans les contes de fées.
Il y a alors une conscience historique de la part de Miyazaki qui se développe. Tout d'abord, celle de venir après la sirène de Disney, mais aussi celle d'un maître maintenant observé de par le monde. Si les intrigues qui lui étaient chères le sont encore, mais différemment, Ponyo détonne par l'universalisme qu'il dégage. Sans pénétrer dans un univers qu'il nous donnait à voir, ici nous sommes conviés à assister à l'évolution d'un petit poisson en fillette, à être témoin du miracle de la vie et de l'amitié passé sous le signe d'un destin si fort et si beau qu'il se veut définitif dès le plus jeune âge des protagonistes. Cinéaste d'anthologie, celle de Miyazaki est particulièrement forte en récurrences (conscience écologique, nature plus grande que nature, personnages féminins, mondes dissimulés sous notre monde) qui sont surtout celles d'un univers cohérent. Emprunté à la fois aux préceptes de la culture japonaise et à celle de l'après-guerre, l'oeuvre de Miyazaki a cependant toujours été (et l'est encore) l'une des plus inoffensives en son genre. Le Miyazaki « Wonderland » dans lequel l'enfant comme l'adulte prend plaisir à entrer est de plus en plus merveilleux, mêle de plus en plus habilement le quotidien aux accessoires de l'imaginaire de son auteur et c'est en ce sens que Ponyo y représente l'apothéose la plus complète et la plus délicate présentée depuis Princesse Mononoké.
Genèse du manga, genèse de l'animation, genèse de l'homme qui fut autrefois poisson, Miyazaki forge un récit des origines pour des personnages innocents qui s'apprêtent à grandir dans l'univers miyazakien, à en devenir des membres à part entière. Épaulés par une mère d'une gentillesse formidable qui ne se pose pas de question (une petite fille poisson quand même!), les enfants, une fois la tempête venue et le pays submergé, peuvent enfin voguer de leur propre chef à bord d'un bateau miniature miraculeusement grossi par le pouvoir de Ponyo. Une fois le voyage terminé, une fois l'épreuve achevée, la fillette redevient poisson, le bateau redevient jouet. Comme Miyazaki est un conteur et comme il est aussi cinéaste, le père et la mère de Ponyo interviennent, félicitent les enfants pour le voyage et permettent à leur fille de devenir humaine à tout jamais. Du poisson à l'homme, l'humain, pour évoluer, se devait d'apprendre l'imagination, le rêve, l'espérance et surtout la maîtrise de la magie à partir d'un monde qui n'en n'a jamais contenu. Ce monde, il est submergé dans les déchets marins sur lequel le père de Ponyo se fracasse la tête à chaque sortie, c'est celui où les plus compatissantes restent les vieilles dames du centre d'aide aux aînés et c'est celui où le père de Sasuke fait vivre sa famille en étant capitaine du même navire qui pollue les rives de la ville: cercle vicieux.
Ponyo n'est pas non plus moralisateur et reste conscient de la nécessité des pêcheurs tout en s'insurgeant comme il se doit devant les résultats obtenus (comme une certaine chasse aux phoques... mais passons). Ayant toujours confronté ses personnages à des forces surnaturelles, la vengeance des esprits du monde et du sous-monde que caractérisait l'ensemble de son oeuvre se transporte dans l'océan, dans ce sous-monde altéré par notre intrusion qui ne sera pas plus nettoyé à l'épilogue. Toujours sale, le cinéaste l'observe en mélancolique tout en approuvant la récente union du plus innocent des deux; une union qu'il aura manigancée dans l'espoir qu'ils règneront plus intelligemment que l'auront fait lui et sa génération. Parce qu'il a depuis longtemps maîtrisé les difficultés du cinéma d'animation (à savoir de recréer le merveilleux de 18 à 30 fois par seconde à partir du néant: une entreprise autrement plus périlleuse que de le repiquer à la réalité de la prise de vue réelle), Miyazaki est vraisemblablement parvenu à un certain point de saturation où il accumule les opus populaires contre qui il s'avère le principal adversaire. Adulé par les gens de tous âges (et particulièrement au Japon où certaines des chansons-titres de ses films servent d'hymnes à la maternelle), le cinéaste essaie tant bien que mal de ne pas se répéter et d'offrir de nouvelles trouvailles visuelles (lui qui nous en a déjà fait découvrir autant) et qui prétend depuis son Voyage de Chihiro en 2001 qu'il prendra sa retraite une fois son prochain film achevé.
Mais il planifie toujours, dessine encore et tourne sans arrêt. Systématiquement, à tous les 4 ans (et parfois moins) depuis 1979. Bien que les Américains aiment lui décerner le titre de Walt Disney japonais (titre qu'il déteste, et avec raison, d'ailleurs), Miyazaki est parvenu avec Ponyo à refuser complètement les conventions manichéennes du film pour enfant, à faire d'une mise en scène complètement « manuelle » un chef-d'oeuvre d'expressivité technique et d'utilisation des vieux matériaux. En fait, pas depuis Mon voisin Totoro un film d'animation largement distribué n'aura réussit l'exploit de présenter aux enfants un monde qui leur appartient autant et où la grandiloquence s'écarte pour leur léguer un espace fictif qui n'est pas nécessairement régit par les lois actantielles de ses personnages. Écrit comme une petite comptine à rime de Ponyo et de Sasuke, les deux petits barbotent et s'échangent les câlins les plus tendres qui soient sans ne jamais y chercher une dramatisation excessive ou la naissance d'une tragédie à venir; elle n'existe fondamentalement pas de toute façon sous la perspective d'un enfant de leur âge. Servi par une bande-sonore toujours aussi éclatante et basée sur des variations orchestrales de rythmes traditionnels, Ponyo est aussi un festival visuel de couleurs pastels et de teintes chaleureuses. Ce petit poisson aux yeux disproportionnés, ces vagues totémisées, ces navires prisonniers de la Mère Nature de l'océan, Miyazaki signe un de ses plus beaux films, mais surtout l'un de ses plus sensibles aux enjeux de l'enfance et du monde adulte - voilà l'éternel tandem des conteurs entre leur art les enfants - qui s'est éloigné de l'abstraction et du plaisir sans quoi il se serait rapidement aperçu de ses bévues. Heureusement, il y en a encore qui ont l'humilité de s'avouer fautifs.
Critique publiée le 17 août 2009.