DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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American Pop (1981)
Ralph Bakshi

Générations pop

Par David Fortin

Tout un pan de l’œuvre de Ralph Bakshi s’est construit en tant qu’observation sociale d’une communauté inscrite dans un lieu (souvent New York) et une époque (souvent les années 70), s’intéressant essentiellement à la contre-culture et aux personnages en marges. La musique étant une grande passion pour le cinéaste, elle a toujours eu une place prépondérante dans ses films, les accompagnant aux rythmes des pièces blues, funk ou rock composées ou sélectionnées pour chacun d’eux. Des aventures du lubrique Fritz the Cat (1972) (premier film d’animation à obtenir la cote « X » aux États-Unis et le film d’animation indépendant le plus lucratif de tous les temps)  à la parodie criminelle dans Harlem que dépeint Coonskin (1975) en passant par les mésaventures du dessinateur Michael Corleone dans Heavy Traffic (1973), Ralph Bakshi s’était déjà bâti une réputation d’enfant terrible de l’animation, alors qu’il proposait des films subversifs pour adulte à une époque où ils se faisaient rares.

Suite à ses tentatives d’aller vers la fantasy (Wizards [1977] et Lord of the Rings [1978]), Bakshi retourne vers ce cinéma réaliste, urbain, et retrouve les préoccupations sociales de ses débuts avec American Pop. Il atténue ses extrêmes pour offrir une œuvre plus structurée narrativement et perfectionne ses techniques d’animation pour réussir à mettre en image un film qui s’affiche de manière définitivement plus ambitieuse. La musique se place alors à l’avant-plan et sert de moteur narratif à une exploration de la psyché américaine à travers sa musique et son histoire, se servant des récits cumulés de quatre générations d’une famille juive immigrante qui débarque aux États-Unis à la fin du 19e siècle (à l’instar de la famille Bakshi qui immigra à New York pour fuir la Deuxième Guerre mondiale). American Pop arrive en plein dans l’apogée créatrice du cinéaste d’animation, alors qu’il développe et perfectionne ses idées visuelles en se tournant depuis quelques films vers la rotoscopie, cette technique d’animation consistant à dessiner image par image les contours d’une figure filmée préalablement en prises de vue réelle..

Le film s’ouvre en Russie impériale, démontrant la fuite d’une famille juive russe de l’envahissement des cosaques tsaristes qui les pousseront à rejoindre l’Amérique, suivant leurs aspirations à une vie meilleure. Quatre générations de cette famille évolueront ensuite pendant près d’un siècle dans cette Amérique en constante transformation. Passant de performeur dans une maison burlesque à aspirant pianiste jazz puis auteur compositeur et musicien rock, la vie de chaque descendant nous fait redécouvrir divers évènements marquants de la nation américaine (l’incendie de l’usine Triangle Shirtwaist à New York, l’émergence du mouvement hippie, etc.) en laissant la musique marquante de ces mêmes époques se glisser dans leur vie.

Même si son œuvre reste visuellement très cohérente, il reste que Ralph Bakshi s’est parfois embarqué dans des projets trop ambitieux pour les moyens qu’il avait (Lord of the Rings), jusqu’à parfois perdre le contrôle de ses films (comme dans Cool World [1993]), donnant parfois des impressions de rendus expéditifs ou de films en quête d’identité. Dans son ambition à condenser un siècle d’histoire et de musique avec American Pop, Bakshi a parfois du mal à développer certains moments ou certains personnages, laissant aussi parfois des genres musicaux un peu trop rapidement survolés, voire oubliés (par exemple, il est dommage de constater que le rôle des Noirs dans la musique populaire n’a pas la place qu’elle mérite dans le film). Mais même si l’ensemble est à l’occasion cousu de fils minces, il reste majoritairement surprenant dans l’affect émotif qu’il peut déployer et l’impact visuel qu’il peut provoquer. Après tout, Bakshi ne prétend pas que le film est un rendu historique et musical minutieux, il suit plutôt la trajectoire personnelle et subjective des générations de cette famille en misant sur leur récit personnel qui s’inscrit dans le portrait social et musical des États-Unis.

Car American Pop c’est d’abord une histoire de filiation. Avançant de génération en génération, le film s’attarde surtout à la filiation père-fils (ce qui laisse malheureusement les femmes à l’arrière-plan), passant les rêves de l’un entre les mains de l’autre. C’est le rêve américain, porteur d’espoir au départ, qui décline à chaque fois un peu plus, quand il ne devient pas un cauchemar. La musique sera toujours présente dans la vie de chaque fils qui précédera le père, servant de refuge, de travail, d’espoir. Chaque personnage qui se suit évoluant directement ou indirectement dans l’industrie musicale, ils participeront aux courants musicaux définissant leurs époques (le film se permettant de modifier l’Histoire, le personnage de Tony écrira quelques-uns des succès les plus connus des années 60) et y côtoieront parfois des artistes importants (il est facile de voir dans un des personnages rencontrés une incarnation inspirée par Janis Joplin). Les récits comportant leurs lots de tragédies, l’émotion est au cœur de ce récit-fleuve qui vogue mélancoliquement vers ce qui semble être une fatalité qui se répète de génération en génération alors qu’en contrepartie, le film célèbre tout autant la vitalité des rêves de jeunesse par l’énergie « musicale » qui l’accompagne, utilisant la musique comme véhicule pour faire avancer le récit. S’éloignant du côté plus cartoonesque et humoristique de ses premières œuvres, Bakshi adopte ici un ton plus sérieux qui procure une ampleur émotive à cette odyssée musicale.

Les délires possibles apparaissent plutôt du côté technique, où le cinéaste expérimente avec les différents styles de montages (les juxtapositions des scènes de danses et de guerre sont surprenantes), ainsi qu’avec ses images, faisant parfois évoluer ses personnages dans des arrière-plans psychédéliques (particulièrement dans les séquences des années 60-70 où le visuel vient faire écho aux trips associés au genre). Ralph Bakshi utilise aussi la rotoscopie pour animer les personnages de son film. Il est intéressant de voir comment cette technique, chère à Bakshi, était à l’époque plus marginale qu’aujourd’hui, avec les nouveaux imaginaires numériques qui utilisent des techniques comme la capture de mouvements, qui se base sur le même principe que la rotoscopie, alors qu’à l’époque, Ron Thompson, qui sert de modèle canalisant autant James Dean que Marlon Brando pour incarner à Tony et Pete dans American Pop, fut rapidement oublié, le travail d’acteur pour l’animation rotoscopique n’étant alors pas encore reconnu ni même compris.

Ayant connu le succès à sa sortie, le film est ensuite malheureusement tombé dans les limbes des problèmes de droits (essentiellement dus à la musique). Depuis quelques années, sa renommée et de son influence se font toutefois sentir grâce à certaines stars de la musique populaire américaine comme Kanye West, avec son vidéo Heartless, qui est un hommage au film de Bakshi, un énième exemple de la suite de cette passation du rêve américain aux communautés migrantes à travers la musique. La filiation du film se poursuivant dans l’influence que Bakshi a eue sur les artistes d’aujourd’hui, American Pop poursuit son ambition et traverse les époques. Suivant une telle logique narrative qui tient plus de l’aspect elliptique des souvenirs en tant que mosaïque des expériences de vie, le filmse fait sentir comme un flot de moments intimes portés par les musiques qui les ont accompagnés et les constructions identitaires qu’ils ont encouragées.

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Critique publiée le 7 décembre 2019.