Le conservatisme de Jackie Chan est évident partout : dans ses commentaires anti-démocratiques et sa défense fanatique de la bannière chinoise, mais aussi dans le scénario de ce classique hongkongais, où son alter ego s’amuse à tabasser les criminels, à bombarder les bidonvilles et à instrumentaliser les personnages féminins (dont Maggie Cheung, qui se contente surtout de perfectionner l’art de la moue). Malgré tout, et c’est sans doute là qu’il devient impératif de toujours distinguer l’homme de l’artiste, Chan n’en demeure pas moins l’un des plus talentueux acteurs de l’histoire du septième art, et il le prouve ici également avec toutes les périlleuses cascades et les irrésistibles pitreries keatonesques qu’il effectue si cavalièrement et si généreusement, n’hésitant pas à se brûler le cuir des mains, à se casser le dos, même à interpréter l’héroïque chanson-thème pour mieux délecter ses fans.
Il existe un lien intrinsèque entre la comédie et le film d’action, le second constituant à bien des égards le successeur direct de la première, mais très peu d’auteurs depuis Keaton, Lloyd et Chaplin ont su les (ré)amalgamer avec autant d’intelligence que Chan (exception faite d’Arnold), qui nous livre ici toute la recette de son art. Bien sûr, le cinéma d’action asiatique s’apparente d’emblée au slapstick hollywoodien en cela que c’est la performance physique des acteurs qui est garante de son affect ; voilà sans doute pourquoi le passage de l’un à l’autre s’avère toujours aussi subreptice (chez Chan, mais aussi chez Sammo Hung, Stephen Chow et les Shaw). Or, cette affinité « naturelle » se traduit ici par un tressage miraculeux de trames complémentaires : la trame policière centrale, où les gentils et les méchants s’adonnent à un incessant jeu de course-poursuite, mais aussi l’hilarante sous-trame judiciaire, où les quiproquos amoureux entre Chan, Cheung et Brigitte Lin (témoin à charge des crimes du méchant principal) justifient une panoplie de gags visuels et sonores exponentiellement élaborés — on passe du gâteau à la figure aux accidents de mobylette et aux montages sonores grivois en passant par de très ambitieuses chorégraphies de jonglage téléphonique et d’interminables ballets pseudo-meurtriers, en solo, à deux, puis à trois, comme dans les Bolchoï du genre. On aurait presque envie de dire qu’il y en a ici pour tous les goûts, si ce n’était du fait que le film ressemble en fait à un grand lexique historique de la comédie.
Le tout débute avec une séquence d’action mémorable, une séquence admirablement montée où le spectateur se trouve catapulté in media res au cœur de l’opération « Chasse au sanglier », qui vise à épingler le chef de bande Chu Tao lors d’un échange de drogue dans un bidonville rempli de civils. On assiste alors parallèlement à l’arrivée des malfrats sur les lieux et au briefing des policiers chargés de leur arrestation : exposition des lieux et caractérisation préliminaire des personnages s’entremêlent de façon exemplaire pour que l’action puisse embrayer d’emblée et embraser l’écran de sa mise en scène surchargée. Armé de l’arsenal classique des techniques du cinéma de genre chinois (mouvements de caméra hyperactifs, zooms et rack focus), Chan nous convie à un excitant échange de coups de feu entre flics et gangsters, puis à une explosive poursuite automobile à traversles murs de tôle du bidonville, nous révélant ainsi la quintessence du cinéma d’action moderne, entité montagiste pyrotechnique à laquelle il accole immédiatement la quintessence du cinéma d’action prémoderne, lorsque le protagoniste s’extirpe de son auto accidentée, et part à la poursuite des criminels armé de son seul corps, qu’il lance véhémentement à l’assaut de l’autobus à deux étages qu’ils viennent de détourner. Question d’emblématiser ce changement de paradigme, le protagoniste s’empare même au passage d’un parapluie, avec lequel il s’accroche et grimpe au véhicule, s’apparentant soudain à une version stéroïdée de Keaton.
Deux constatations complémentaires s’imposent alors : si c’est en maximisant l’usage de son corps, outil de base d’un travail chorégraphique titanesque, que Jackie Chan a pu assurer sa renommée mondiale, c’est aussi en maximisant l’utilisation des espaces où il le déploie et des objets qui s’y trouvent. C’est le cas du bidonville de la séquence d’ouverture, mais surtout du centre d’achats de la séquence finale, où chacun des présentoirs est destiné à l’annihilation, où les motos et les battes de baseball en vitrine, les supports à vêtements, les filets de lumière, les escaliers mécaniques et les treillis de bois, bref tous les éléments scéniques participent de façon symbiotique à l’action. Brigitte Lin, plutôt que Maggie Cheung (qui outre les moues, est cantonnée ici aux chutes), se joint alors à l’action, ainsi qu’une armée de sbires et une vedette en constant (dés)équilibre afin de fracasser chacune des surfaces vitrées de l’endroit.
J’avais déjà évoqué le caractère non discriminatoire du cinéma chinois dans ma critique de 36th Chamber of Shaolin (1978). Or, force est d’admettre que cette tradition s’applique non seulement aux techniques de mise en scène, mais aux lieux de tournage également, que les réalisateurs du genre exploitent jusque dans le moindre détail, ainsi qu’une quantité innombrable d’éléments de décors qu’on jugerait anodins presque partout ailleurs (les parapluies bien sûr, les battes et les supports également, mais surtout les tabourets, les tiroirs, la vaisselle, et toutes les boîtes et les barils qui servent d’éléments statiques dans les productions occidentales). La maestria du réalisateur à cet égard se retrouve d’ailleurs dans toutes les scènes d’action-clé de Police Story 2 (1988) : la scène de rixe dans le restaurant, celle dans le parc pour enfants, ainsi que la confrontation finale dans l’entrepôt d’explosifs, où chaque élément scénique porte en lui un potentiel de cascade. En plus de maximiser la qualité immersive de l’expérience cinématographique, l’auteur réitère ainsi d’autant mieux le rapport entre action et comédie en cela qu’il privilégie l’usage libre d’accessoires comiques, intégrés à ses ballets martiaux de façon instinctive, mais surprenante à la fois.
Le passage organique de la comédie à l’action est également un produit de la trame sonore, qui oscille sur commande entre l’hymne machiste triomphant interprété par le réalisateur et une espèce de rengaine hyper-ringarde qui joue lors des moments de malaise, au gré des fluctuations du pouvoir masculin, qui entre son hégémonie martiale absolue et ses insuffisances relationnelles se balance constamment entre le sublime et le ridicule. En fait, l’intersection entre comédie et action se situe précisément dans le leitmotiv du déséquilibre : déséquilibre musical, déséquilibre sexuel, déséquilibre manichéen, déséquilibre de ton, et déséquilibre du héros, qui titube sans cesse sous les coups adverses, mais se relève constamment et renchérit de façon héroïque. Le personnage de Chan, un peu comme l’homme lui-même (tel que démontré par les accidents de tournage et les bloopers qu’on retrouve dans le générique), n’est pas le héros indestructible du cinéma hollywoodien. Il n’est pas non plus le héros blessable ou le héros capturable (comme le John McClane de Die Hard [1988], qui n’est humain que parce qu’il saigne), mais le héros véritablement déséquilibré, un peu comme le Martin Riggs de Lethal Weapon (1987), beaucoup comme le Rocky (1976) de Stallone, qui à force de détermination et de caractère finit toujours par rebondir et prouver la résilience de son peuple. On pourrait même dire qu’il s’agit en fait du Drunken Master (1978), qui, derrière son apparence égarée et maladroite, contrôle tout, et règne même parmi le panthéon des légendes.
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