DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Phantom of the Paradise (1974)
Brian De Palma

La ménagerie de paillettes

Par Olivier Thibodeau

Bien qu’il ne s’agisse pas de l’œuvre prophétique qu’on imagine de prime abord — nombre des objets culturels qu’elle semble anticiper la pré-date en fait (le Rocky Horror Picture Show, le stalker shot du slasher, le maquillage à la Kiss, etc.) — Phantom of the Paradise demeure un film typiquement de palmien et profondément jubilatoire. Une satire vinaigrée de l’industrie culturelle rendue dans un style musical et visuel flamboyant, liquoreux dans sa mise en scène et haletant dans un montage rythmique et spéculaire à la fois. Outre le pur plaisir que procure la vue du film, celui-ci nous propose en plus un inventaire exhaustif des lubies de son auteur, de même qu’une savoureuse mythologie postmoderne, saturée d’oiseaux et de dieux, de divinités aviaires et de morceaux de viande gigotants qui leur servent de laquais.

D’inspiration explicitement faustienne, fidèle à la cantate composée par le pianiste Winslow Leach (William Finley) et le contrat qu’il finit par signer avec Swan (Paul Williams), le cruel imprésario qui règne sur la destinée de tous les personnages diégétiques, l’œuvre reprend simultanément, et tout aussi explicitement, le dispositif du Fantôme de l’opéra. Elle puise également son inspiration dans Le Portrait de Dorian Gray, puis dans la biographie du réalisateur lui-même, dont la réappropriation et la dénaturation du Get to Know Your Rabbit par la Warner en 1972 évoque ici la dépossession du travail de Leach par Swan. La chute subséquente du compositeur dans l’infamie, son marquage et son enchaînement au maître machiavélique du Paradise (qui lui arrache les dents, lui écrase le visage dans une presse à disques, l’attache à une console de son, puis lui interdit contractuellement de s’enlever sa propre vie), de même que le désir de vengeance homicide du protagoniste ne participe à cet égard qu’à un mince effort de métaphorisation pour un fan aussi déférent du cinéma de genre classique.

Le ludisme macabre qui caractérise le travail du cinéaste, ludisme tout court si l’on pense à ses œuvres plus humoristiques (comme l’hilarant Bonfire of the Vanities [1990]), se manifeste très tôt dans le film, avec l’apparition du logo tournoyant du label Death Records appartenant à Swan, logo constitué d’une silhouette de corbeau gisant sur le dos. Celui-ci se dédouble ensuite dans la surprenante performance des Juicy Fruits, parodie de groupe rockabilly des années 50 dont la chanson hommage au chanteur (fictionnel) Eddie Mitty comprend des allusions dansées à son éviscération ; la performance studio du groupe, pourtant éminemment consensuel, prend ainsi des allures de messe satanique, au sein d’un univers corrompu où le Diable mène le bal à partir des coulisses, et où le public, mais aussi toutes les jeunes femmes dans son sillon lui servent de pions.

Ce ludisme macabre se reflète également dans d’amusantes variations sur le cinéma hitchcockien, que multipliera d’ailleurs le réalisateur tout au long de sa carrière. La mécanique giratoire du générique d’ouverture rappelle le travail de Saul Bass dans Vertigo (1958), amputé pourtant, et fort gaiement, d’un gravitas quelconque. L’excellent split screen utilisé lors de la scène de l’explosion contribue quant à lui à une belle leçon de suspense hitchcockien ; le dépôt de la bombe (bouquet de dynamite caricatural) dans une décapotable d’apparat s’accompagne ainsi d’une performance des Beach Bums (réincarnation industrielle des Juicy Fruits, mais aussi des Beach Boys), qui, derrière un mur de minettes en bikinis, se gargarisent de la qualité du rembourrage de leurs sièges de bagnole. La voiture est alors tirée sur scène par l’équipe technique puis installée à proximité des musiciens, dont on anticipe nerveusement la mort par déflagration, comme dans l’exemple classique fourni par le maître à François Truffaut. Le suspense est palpable, notamment grâce à une ingénieuse valse de regards : le nôtre, posé sur les musiciens et sur la décapotable, celui du Fantôme qui épie du balcon, et celui de Swan, qui assiste impuissant à la mort de ses laquais, regards croisés inextricablement jusqu’à l’inexorable boum, un peu comme dans le climax de Carrie (1976), à la différence près que la scission du cadre pourvoit à la présente scène une dimension supplémentaire. Plutôt que de constituer alternativement le cœur du spectacle, le regard des participants et le déroulement de l’événement le font donc simultanément, selon une logique de contiguïté qui influence d’ailleurs toute la mise en scène de l’œuvre (nous y reviendrons). La scène de douche, leitmotiv omniprésent dans la carrière du réalisateur, modifie à son tour l’horizon d’attente du spectateur, en nous montrant la charge du Fantôme contre Beef (Gerrit Graham), le rocker excentrique ordonné par Swan d’interpréter le protagoniste de son opéra rock, rôle destiné originalement à la belle Phoenix (Jessica Harper). Le fantôme tranche le rideau de douche avec un couteau de cuisine et, au lieu de poignarder son ennemi, lui écrase un siphon dans la figure, parvenant à le faire taire sans pourtant le trucider ; hilarante et instructive variation, qui dans le découpage du rideau de douche (plutôt que dans son écartement), constitue l’énième manifestation de la logique de contiguïté susmentionnée.

L’humour déjanté est omniprésent ici, et s’il participe à l’affect de l’œuvre, ce n’est qu’accessoirement au rythme démentiel que réussit à maintenir le réalisateur via sa fringante caméra et son vigoureux montage, grâce auquel il juxtapose sans cesse les univers (baroques, gothiques, expressionnistes, fantastiques, réalistes, dansants, etc.) dans un effort effréné de prospection postmoderne garante d’une diégèse foisonnante. S’il est accusé de trafic de stupéfiants par des policiers véreux, Winslow sera ainsi accusé, emprisonné, puis « libéré » dans un temps record, l’entièreté du procès et de son évasion de Sing Sing ne durant qu’un plan chacun. L’important ici, c’est la séquence qui se déroule entre ces deux péripéties, lors de laquelle débute le branding du protagoniste (c’est-à-dire sa commercialisation et son marquage simultané) par Swan, qui, par le biais d’une fondation « caritative », lui fait arracher les dents (qu’il remplace par des dents de métal) et l’affuble d’une casquette horrible à son effigie.

On constate alors l’une des plus ironiques parcelles d’imaginaire que cultive le film, à savoir toute l’iconographie esclavagiste qui vient lier l’artiste (le musicien, ou, par extension, le réalisateur) à son producteur (imprésario ou studio hollywoodien). Cette iconographie trouve l’une de ses plus savoureuses et pertinentes expressions dans la scène d’« Auto-Tune », où, par le biais d’un fil qui relie sa poitrine à une console de son, Winslow recouvre la voix via l’intervention de Swan, qui l’assimile ainsi à la figure du chanteur pop préfabriqué, enchaîné à un appareil auquel il offre sa vie en échange d’une phonation dorée. Cette idée de fil est si simple et complexe à la fois qu’elle incarne d’ailleurs parfaitement le sens miraculeux de l’économie et de la concision narrative exhibé ici par De Palma, dont chacune des images possède une expressivité et un pouvoir d’évocation miraculeux, vecteurs d’une expérience cinématographique aussi jouissive que mémorable.

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Critique publiée le 12 juillet 2019.