Western Arabs est l’un des films les puissants et les plus entiers que réserve cette année la sélection berlinoise, et ce pour le simple fait qu’il ne fait aucune concession aux spectateurs. « Fuck l’auditoire », lance d’ailleurs impérieusement le père du réalisateur dans l’une des tranches de vie domestique que ce dernier glane depuis maintenant douze ans ; l’important c’est la pertinence du processus individuel de thérapie diégétique, et le caractère profondément humain des sentiments qui s’en dégagent. Cela dit, le titre s’avère peut-être un peu trop spécifique pour refléter l’humanisme transcendant qui le caractérise. Au début, il s’agit certes d’un portrait spécifique de l’aliénation des Arabes occidentaux, coincés entre deux identités irréconciliables, bâtards pour les uns, bâtards pour les autres — le film fait d’ailleurs un peu penser à Sons of Denmark dans son exploration opportune du racisme anti-arabe au Danemark. À mesure que le film progresse, par contre, de nombreuses trames plus universelles se profilent : l’incommunicabilité intergénérationnelle par exemple, mais surtout la colère révolutionnaire provoquée par l’état du monde contemporain.
Sous le couvert d’une expérience cathartique de rapprochement père-fils, l’auteur démontre en fait la frustration d’une génération complète, abandonnée à une planète dévastée et inhumaine, transcendant la simple exposition de cet état d’esprit via la surenchère de mises en abîme confondantes. Omar Shargawi est un cinéaste underground, voyez-vous, et ses œuvres, archiviolentes, semblent toutes servir d’exutoires à cette colère dévorante qui est la sienne, et qui s’exprime ici aussi librement que les bons sentiments dans le cinéma bourgeois. En effet, bien qu’elle soit souvent considérée comme une réalité indicible, voire honteuse, la colère est partie intégrante de l’expérience humaine, constituant en outre l’une des preuves les plus éloquentes de son prosaïsme réel, plus, en tout cas, que les valeurs éthérées si prisées par les colporteurs passéistes de métarécits : l’abnégation, l’altruisme, la compassion, tous ces beaux sentiments si complètement décalés de la réalité actuelle des choses.
Il nous faut des cinéastes de la colère. Comme il nous faut des cinéastes de la tendresse. Simple question d’équilibre dans la représentation d’une humanité schizoïde, déchirée sans cesse entre l’amour et la haine. Et c’est là que Shargawi entre en jeu, incarnant ici à l’écran cette maxime si exaltée d’Henri Michaux selon laquelle « celui qui ne connaît pas la colère ne sait rien ; il ne connaît pas l’immédiat ». Même dans sa mise en scène, Western Arabs déborde de violence, incarnée par un jeu de caméra hyperfébrile, par l’exploitation d’images domestiques intrusives, glanées avec insistance auprès de sujets filmés dans des gros plans étouffants, sans égard au bon goût ni aux bonnes mœurs, avec pour seule considération l’urgence brûlante de dire et de montrer, via la crudité des émotions et des réactions à chaud du père et du fils, qui malgré le caractère tempétueux de leur relation, finissent par s’aider l’un l’autre dans leur processus de maturation émotionnelle. Ainsi donc, l’évolution d’un discours initialement obtus, centré autour de l’horreur du legs parental, se meut en quête des origines, lors d’un voyage dans la Palestine natale du père, et finalement en apologie larmoyante, suite à la mort de ce dernier. Ce qui nous fait pleurer ici, par contre, ce ne sont pas de quelconques mécanismes mélodramatiques, mais de vraies larmes, des larmes amères que versent le réalisateur, filmé de très proche par sa propre caméra, avouant son désir pour « une minute de plus » avec son père, concrétisant ainsi la délicatesse réelle de la vanitas diégétique, miracle de mise en scène pour le gros chauve lourdaud et intempestif qui manie la caméra.
Au-delà du portrait de famille saisissant que brosse Shargawi, il réside pourtant ici un portrait encore plus éloquent du désespoir et du vain pragmatisme qui anime aujourd’hui les derniers idéalistes. « Il faut faire quelque chose » pour remédier aux maux du monde, déclare ainsi Omar dans un moment d’indignation, évoquant par là le recours à des actions violentes contre les exploiteurs de la misère humaine, à la manière prescrite dans le Coran. « Le Coran » rétorque alors furieusement son père, « il faut le lire avant d’en parler ; dans le Coran, il y est dit que tuer une personne équivaut à tuer l’humanité tout entière ». Premier revers pour la fougue révolutionnaire du réalisateur, qui frappe le mur du pacifisme véritable de la doctrine islamique. « Ton insatisfaction envers le monde », rajoute ensuite le patriarche en bon psychologue, « provient de ton incapacité à vivre une vie normale ». Deuxième revers pour la fougue révolutionnaire du réalisateur, qui se trouve désamorcée par une observation si juste, mais ravivée très bientôt par la suggestion paternelle indiquant que son fils devrait « prendre du temps pour aller voir le monde », initiant ainsi l’une des séquences les plus mémorables et troublantes du film. Car s’il décide réellement de partir à la découverte du monde, ce dernier le fait ici en adéquation avec sa démarche initiale, optant de voyager vers les hauts lieux de la violence, là où le vrai sang macule de vraies gens, dont le derme exhibe tristement les balles logées par des factions ennemies, explorant des panoramas d’autant plus sombres qu’ils correspondent à la réalité journalière de tant de gens, forçant l’auteur, dans un moment de mélancolie fabuleux où il se tient debout sous la neige duveteuse d’une ville assiégée à se demander « quel est le sens de tout ça ? » Troisième revers pour la fougue révolutionnaire du réalisateur, confronté au caractère apparemment implacable de la philosophie martiale, fougue qui ne meure pas pour autant, puisqu’elle se trouve cristallisée dans le film tout entier, dans ce très, très grand film qu’est Western Arabs, très grand parce qu’il est si petit dans sa portée, et donc si apte à évoquer la petitesse réelle d’une humanité coincée inextricablement dans les rets de la haine, écrasés par des institutions de discours tentaculaires ayant depuis longtemps phagocyté les grands récits moraux, n’arrivant plus à idéaliser que des prières désespérées. « Puisse-t-Il », déclare ainsi le réalisateur en fin de parcours, « tous nous pardonner ».
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