Voir un premier long métrage en première mondiale s’apparente nécessairement à une forme de naissance. Voir un premier long métrage qui soit aussi un grand film et de surcroît un aussi grand film, ça tient du miracle, celui de la naissance d’un auteur. Et ces choses ne sont jamais données d’avance, elles ne se prévoient ni ne s’anticipent. Contrairement au cliché disant que ces films se repèrent en quelques plans, affirmons d’emblée qu’il n’y a rien de plus faux (combien de premiers films commencent avec une bonne idée avant de s’écrouler après la première séquence…). Elles nous happent plutôt en plein visage et maintiennent leur cadence, du premier plan jusqu’au dernier, avec une succession de bonnes décisions admirables qui s’enfilent et s’empilent, sans effort apparent, sans manières encombrantes, avec une forme de conscience cinématographique qui implique d’emblée que le cinéaste sait d’où il vient et où il souhaite nous amener avec lui.
A Russian Youth d’Alexandre Zolotukhin, élève prodige d’Alexandre Sokourov, en est un convient parfaitement à cette description, un film qui — tous ces mots sont pesés et sentis — est tourné comme un Kurosawa, avec sa fougue, sa capacité grandiose à faire cohabiter à l’intérieur d’un même cadre un peuplement de personnages à la caractérisation visuelle marquante, à étendre la texture de son image jusqu’aux figures de sa mise en scène (texture de la terre, du vent et de leur valse élémentale – la poussière qui se mélange à l’air, les arbres qui se dandinent le tronc, l’arrière-plan qui devient une peinture flamande). Alexandre Zolotukhin est un jeune cinéaste destiné à accomplir de grandes choses. Voici pourquoi.
Son héros, Alexey (Vladimir Korolev), est un adulte qu'il l'est à peine, fraîchement arrivé sur le front russo-allemand. De faible constitution mais travailleur, il est présenté par sa persévérance : alors que tous les autres soldats poursuivent leur chemin avec suffisamment de force pour traîner les caisses de munition qu’ils doivent livrer aux tranchées, Alexey peine à suivre la cadence. C’est qu’on lui a donné, pour rire, deux caisses plutôt qu’une, un fardeau supplémentaire avec lequel il devra composer, risquant davantage, se dépensant davantage, pour arriver au même résultat que ses semblables qui s’en moquent éperdument. Et pourtant, c’est dans l’effort qu’Alexey gagne le respect de ses voisins, qu’il arrive enfin à la tranchée, avec sa double charge. Les officiers l’ont déjà repéré, nous aussi, puis on s’intrigue ensuite de le voir scruter la carabine qu’on lui délègue comme si c’était la première fois de sa vie qu’il avait à tenir une arme entre ses mains. Quelques minutes plus tard, les Allemands attaquent au gaz moutarde. Comme le pauvre Alexey a mal été formé, il échoue à enfiler correctement ses lunettes de protection. Le gaz s’infiltre et lui brûle les yeux jusqu’à la rétine. Il ne verra plus jamais.
Tout cela se passant pratiquement de dialogue, outre les quelques plaisanteries qui habitent passivement le champ sonore, la scène d’introduction de A Russian Youth démontre un rare talent à fonder des personnages dans ce qu’ils besognent à l’écran, d’une manière d’autant plus picturale qu’elle s’élève dans une mise en scène qui repose sur son rapport perceptuel à la nature et aux paysages. À l’instar du cinéma de Kurosawa, comparaison à laquelle j’insiste évidemment en toute révérence pour l’auteur de Dersou Ouzala (1975) et de Kagemusha (1980), la fumée (du gaz moutarde) et le vent (qui porte le bruit des avions que doit écouter Alexey puisqu’il ne sait plus faire autre chose qu’écouter) permettent à Zolotukhin de peindre ses cadres, de dégager de ses plans, tournés dans un somptueux 16 mm qui amplifie ses textures naturelles et leur intensité intérieure, de grandes symphonies visuelles, qui tablent sur le travail commun que doivent accomplir les soldats mal équipés, mal nourris, mal renseignés, face aux troupes allemandes qui les entourent et qui les guettent de derrière la brume, de derrière les nuages d’un blanc de crâne.
Dans sa représentation fermement inéluctable de l’épuisement collectif et de sa dégringolade vers la mort, le flair visuel de Zolotukhin rappellera celui des peintres flamands, notamment le sinistre tableau de Brueghel l’Ancien, La Parabole des aveugles (1568) qui, dans son mouvement d’écroulement successif qui part du tombé en remontant jusqu’à l’aveugle qui ne sait pas encore qu’il va tomber, est repris comme un brillant trope visuel dans A Russian Youth. Cette force du destin vient solidariser envers et contre tout effort individuel le sort du régiment campé là où Alexey sert de vigil, les unir dans la nécessité du combat pour la survie contre la mort annoncée (par le nuage de gaz qui avance, par le bruit des avions qui approchent).
En toute cohérence avec le tableau et l’aspiration collectiviste dont dépend le film, son titre déclare aussi que son portrait de la jeunesse est indéterminé, qu’il ne s’en tient pas à son protagoniste, que celui-ci n’en est que l’allégorie, le premier tombé (ou plutôt le second du tableau – celui qui est éternellement en train de tomber, qui relie le premier à tous les autres et qui porte dans son trébuchement la responsabilité de les avertir ou de demeurer domino), et que l’ambition de Zolotukhin s’étire jusqu’à la jeunesse russe du 21e siècle, celle dont il fait partie puisqu’il n’a que 30 ans. Comment s’y prend-il ? De la plus surprenante des manières, en divisant son film entre l’image et la musique, les deux élans opératiques qu’il conjugue et qui s’avèrent pour lui le résultat d’efforts de groupe auxquels il souhaite rendre hommage.
C’est-à-dire qu’en plein milieu de ses séquences épiques où se font immanquablement sentir les attaques percutantes du Concerto pour piano no 3 (1909) de Rachmaninov ou de ses Danses symphoniques (1940), Zolotukhin insère des coupes sèches qui nous transportent des champs de bataille brumeux jusqu’au studio d’enregistrement où de jeunes musiciens russes sont en train d’interpréter la trame sonore du film en le regardant. Le montage parallèle construit ici un véritable dispositif de champ-contrechamp transhistorique. Il étire l’effort russe à travers un siècle, siècle qu’a forgé toute la génération incarnée par Alexey, génération qui est née vers 1900, qui a fait la révolution deux fois plus qu’une, qui a battu l’Allemagne aussi souvent et qui a dû survivre aux hivers, aux famines, aux cruautés de masse des gouvernements autoritaires les plus endurants du siècle. Tout ce filament d’épreuves, de fragilisation des Hommes et de mise à défi de leur résilience, voilà ce qui transite enfin dans ces échanges de regards et de musique entre le passé du film et le présent du tournage, cette structure narrative audacieuse reprenant à son tour la métaphore descendante des compositions que Zolotukhin recentre, dans son avant-dernier plan, sur le cinéma lui-même en tant qu’effort d’autodétermination collective. Les soldats du régiment, entourant Alexey, poussent tous ensemble un immense canon sur le haut d’une colline, le trou insondable de l’artillerie invoquant celui de l’objectif cinématographique, le groupe ameuté rappelant l’équipe de tournage, et le résultat de l’ensemble réitérant, encore une fois, qu’il s’agit là à n’en pas douter d’un très grand premier film.
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