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All the President's Men (1976)
Alan J. Pakula

La quête de vérité à l’heure du mensonge institutionnalisé

Par Olivier Thibodeau

« I respect the free press », déclare diégétiquement Ronald Ziegler à la presse étasunienne suite à l’implication du chef de cabinet nixonien dans le scandale du Watergate. « I don’t respect the type of journalism, shabby journalism that is being practiced by the Washington Post » s’empresse-t-il de rajouter, avant de conclure : « All I know is that the story that ran this morning is incorrect. » On croirait presque entendre le président Trump, pour qui de telles interventions se résument désormais au seul emploi de la décervelante et populiste expression « fake news », que celui-ci lance constamment pour discréditer le quotidien en question, mais aussi tous les journalistes critiques de sa présidence. Le parallèle n’est pas passé inaperçu des défenseurs contemporains de la liberté de presse, Steven Spielberg notamment, qui boucle la boucle de son excellent The Post (2017) en en faisant, via la reprise quasi exacte de sa scène d’ouverture, l’antépisode direct du film de Pakula. La pertinence discursive de ce monument hollywoodien demeure effectivement entière aujourd’hui, puisque le quatrième pouvoir se retrouve encore une fois sous attaque par la Maison-Blanche, pourtant censée protéger le processus de transparence gouvernemental, mais aussi le premier amendement de la constitution.

All the President’s Men constitue la quintessence et le modèle du film d’enquête journalistique, duquel s’inspire largement le récemment oscarisé Spotlight (2016), qui aurait tout aussi bien pu s’intituler All the Cardinal’s Men. Ces deux films partagent en effet les mêmes desseins, à savoir qu’ils s’efforcent de démontrer simultanément le prix et la valeur de la quête de vérité propre aux médias d’information en tant que vigile des pouvoirs en place. Le prix de cette quête, ce sont les efforts incessants déployés par les Woodward, Burnstein, Robinson, Pfeiffer et Rezendez, qu’on voit surnager parmi des océans opaques de mensonges institutionnels et d’indices caviardés, remontant leurs filières respectives à contre-courant, vers les amonts dorés que constituent Richard Nixon et Bernard Law. On note à cet égard une scène célèbre du film de Pakula où Robert Redford et Dustin Hoffman épluchent scrupuleusement des piles et des piles de demandes d’emprunt à la bibliothèque du Congrès, cadrés par une grue qui monte, monte, et écrase progressivement leurs figures jusqu’à l’éclipse quasi totale. Il s’agit là d’un simple exemple, réitéré via plusieurs effets de caméra semblables, de cette économie de la dispersion qui règne ici, et qui se trouve aussi incarnée dans l’amoncellement de paperasse qui entoure sans cesse les personnages. En effet, si les recadrages effectués par l’objectif ont tendance à escamoter ceux-ci parmi l’immensité des décors, via les zooms out et les travellings centrifuges, ils s’effacent également dans l’espace via la multiplication des outils journalistiques.

Les bureaux de Woodward et Burnstein, et la ruche d’activité qu’est la salle de rédaction du Post, sont superbement encombrés, au même titre d’ailleurs que les appartements respectifs des deux journalistes, et leurs poches de pantalon, saturées de notes gribouillées pêle-mêle sur des calepins débordants, des bouts de papier épars et des serviettes de table. Or, tout ce fouillis n’est pas signe d’esprits désorganisés, bien au contraire. Il incarne plutôt le caractère tortueux du chemin emprunté vers la vérité, ou plus prosaïquement, du fatras obscurantiste laissé par les criminels dans leur sillon pour mieux masquer les faits. Les gros plans sur ce lot foisonnant d’indices, incluant le calepin de Woodward, où les notes s’accumulent dans un désordre étourdissant, participent à leur tour à cette économie de la dispersion, à la matérialisation du processus inquisiteur, mais aussi à un certain fétichisme journalistique, qui constitue sans doute l’un des traits les plus saillants, et les plus jouissifs de l’œuvre.

Le tout débute avec un très gros plan de caractères dactylographiés, imprimés sur une feuille de papier si rapprochée qu’on en voit toutes les fibres. « June 1, 1972 », indiquent ces caractères, date à laquelle le président Nixon vint rendre compte au peuple étasunien de ses entretiens européens. Or, s’il s’agit là d’une façon singulière d’introduire l’indicateur de temps, celle-ci permet en outre d’introduire la fascination du réalisateur pour la presse écrite, laquelle se dédouble immédiatement d’une critique de la presse télévisuelle, exemplifiée par le reportage qui suit, et qui nous présente platement l’arrivée de Tricky Dick à la Chambre des représentants. « He shakes hands with the speaker, Carl Albert », déclare stoïquement le commentateur, « A happy president, smiling. Ladies and gentlemen, president Nixon will, in a moment, address the Congress and the people of the United States », comme s’il lisait un devis descriptif. C’est une question de perspective qu’aborde dès lors le film, laquelle s’incarnera rapidement dans sa mise en scène, et dans son utilisation savante de la profondeur de champ et d’un hors champ d’où émergent fougueusement les protagonistes dans leur quête d’information : à la superficialité de l’écran cathodique s’oppose l’acuité de la démarche journalistique. C’est du moins ce dont témoigne ce plan magnifique où un poste de télévision déposé à l’avant-plan diffuse des images monstratives de l’assermentation présidentielle, tandis qu’à l’arrière-plan planchent sans relâche les deux protagonistes. Derrière l’image officielle cristallisée par les grands réseaux d’information, persistent à nous dire les auteurs, s’effectue un travail spéléologique visant coûte que coûte à en percer la surface, un travail passionné incarné par le cliquetis obsédant des machines à écrire, et sacralisé par le triomphe ultime des enquêteurs sur le camp nixonien.

Outre le spectacle du travail acharné effectué par les protagonistes, de leur représentation pittoresque, du portrait amoureux et détaillé des bureaux du Post, des équipements ultramodernes qu’on y retrouve et des indices fracturés qui s’y accumulent, le fétichisme journalistique s’exprime aussi dans la structure narrative du film. Dans cette structure en entonnoir, qui assimile le récit à une marche tortueuse, mais triomphale menant directement à la victoire des forces démocratiques sur les systèmes obscurantistes déboutés par leur acharnement. Le film progresse en effet d’indice en indice, de fait en fait, rapprochant sans cesse les héros de leur némésis, retranché derrière tous ses hommes dans sa forteresse de grès blanchi. Non seulement n’y a-t-il pas ici de digressions narratives, au-delà de quelques circonvolutions stériles propres au processus d’enquête, mais la caractérisation des personnages est liée uniquement à l’enquête. Le monde ainsi décrit s’articule uniquement autour d’une quête de vérité comprise comme l’idéal, et la raison d’être des journalistes et d’un système démocratique axé sur la transparence de l’exercice gouvernemental. C’est d’ailleurs en cela que le film possédera toujours une pertinence contemporaine, particulièrement aujourd’hui, où les rênes de l’état ont à nouveau échoué entre les mains d’un président mythomane, protégé par une garde antagoniste à l’exercice critique de la presse, seul garant de la grandeur véritable de l’Amérique.

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Critique publiée le 23 janvier 2019.