DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Âmes mortes, Les (2018)
Wang Bing

« Tu ne comprends rien »

Par Mathieu Li-Goyette

Ils disent tous la même Chose. L’insupportable souvenir des camps de rééducation, des corps tellement maigres qu’ils brisaient, de la terre tellement sèche et du bois si rare qu’il fallait, une fois les gémissements terminés, enrouler les dépouilles dans leur couverture de fortune. Les attacher ensuite à trois endroits avec de la corde : au cou, à la taille et aux pieds. Attendre qu’il y en ait assez (cinq ou six morts, au minimum) avant de les charger dans une charrette à bœuf. Faire une centaine de mètres ou deux dans le désert, les décharger, les recouvrir de sable (mais pas trop, car en creusant, en se dépensant, le fossoyeur est lui-même en train de creuser sa propre tombe — « serais-je aussi traîné dans une charrette le lendemain ? »). Prendre une pierre et la marquer à la craie rouge du nom du défunt. Déposer la pierre sur sa « butte ». Rentrer au camp. « Voilà comment on mourrait là-bas », dira l’un d’eux.

Les âmes mortes croise un nombre subjuguant de témoignages auxquels il laisse avec respect tout le temps de nous raconter les souvenirs du camp de travail de Jiabiangou. Situé dans la province de Gansu, non loin de la ville de Jiuquan, le camp détenait jusqu’à 3000 prisonniers durant l’intense période de répression anti-droitière (1958-1961). La plupart d’entre eux, environ 90 %, sont morts de famine avant que la conférence de parti dite du « Nord-Ouest » ne statue sur leurs conditions de détention et ne déclare l’amnistie pour tous les prisonniers droitiers à la fin de l’année 1961. Sur plus de huit heures de film, le dernier Wang Bing structure la prise de parole de ces amnistiés autour du souvenir de Jiabiangou, ombre effrayante qui plane dans leur mémoire, sorte de trou noir insondable, insolvable, tombeau collectif de l’élan maoïste dans ce qu’il avait de plus sectaire, de plus impitoyable. Jugements des banalités, des affiliations familiales autant que des critiques bénignes, constructives, du parti (« Si l’on ne disait rien de mal nous étions aussi suspects »), les séances d’autocritique communistes basculent dans un complexe appareillage de contrôle, où les uns et les autres cherchent à raisonner avec une loi qui n’a d’autre raison que celle de la chasse aux intellectuels (ils seront plus de 550 000 professeurs, artistes, historiens et philosophes à être envoyés dans les camps à cette époque). Face à la famine qui les a décimés, les survivants du film, en majorité des professeurs de lycée et d’université, parlent de nourriture et de survie, des restrictions alimentaires (« 250 grammes de grains par jour, par personne »), des stratégies de contournement (de la farine grillée, envoyée par un proche, emballée dans un colis pour éviter qu’elle soit confisquée), des abris troglodytes qu’ils devaient se construire afin de résister au froid (« un trou dans la terre où je me couchais à l’horizontale, avec les pieds sortis vers les champs »), jusqu’au moment où la mort frappait le plus souvent (« vers 3 heures du matin, juste avant le lever du soleil, au moment où il fait le plus froid »).

Autour de la béance causée par la famine, les survivants se rapprochent et regardent à nouveau – et nous avec eux. La nourriture et sa rareté constituent le sujet principal des témoignages, nourriture en tant qu’énergie vitale, qui distingue la presque-mort qu’ils décrivent et le déjà-mort des compagnons qui ne se réveillent pas. La mémoire cherche alors à se souvenir des difficultés à maintenir cet élan de vie dans la lumière, de la chaleur, de la nourriture et du parti, à demeurer un bon communiste, à raconter à la famille, à travers des lettres surveillées, comment « je suis malade mais les médecins du camp prennent soin de moi ». La noirceur, elle, semble poindre d’en deçà des images.

À la différence du Shoah de Claude Lanzmann, Les âmes mortes n’est pas fait dans un contexte où la parole peut se libérer des entraves politiques qui l’ont autrefois bâillonnée. Le programme de ces camps de travail s’étant arrêté comme l’on aurait fermé un absurde magasin isolé dans le désert, en limogeant les « fermiers » et en les renvoyant vers leur famille, les intervenants du film font aussi face à la douleur d’une faute qui n’a jamais été complètement avouée, d’une culpabilité nationale qui n’a pas été assumée, comme s’il avait suffi de la laisser se décomposer dans la Révolution. L’indicible est raconté ici avec une précision mécanique, parfois détachée, en une répétition de témoignages concordants qui, répétés sur huit heures et très peu de coupes (la durée moyenne des plans est de 15 minutes), cherchent à écrire une histoire qui n’a jamais été écrite au cinéma. Cette parole, elle est encore prudente, et c’est dans sa prudence idéologique (ne surtout pas dire du mal du parti), qu’elle révèle cette structure de contrôle qui traverse le temps du souvenir jusqu’au temps de la captation, comme un même fil que Wang Bing tend et maintient : les « âmes mortes » du film sont autant celles enterrées dans le désert depuis 50 ans que celles qui se tiennent devant sa caméra, d’abord parce que son film a été tourné sur une décennie et que nombre de ses intervenants décèdent entre temps, mais aussi parce que même les âmes qui sont encore en vie semblent être demeurées là-bas, portant, dans leur fidélité polie au parti d’aujourd’hui, la marque d’une insoutenable acceptation.

Dans sa deuxième partie, le cinéaste fait justement une plus grande place à l’emprise de ces institutions de contrôle, délaissant davantage la routine de la mort afin de cerner la perspective qu’avaient les survivants de leur présence dans les camps entre 1958 et 1961, c’est-à-dire du sens qu’ils pouvaient bien donner à leurs souffrances. Un professeur de religion, un autre de mathématiques, ils témoignent de cet exil ordonné par le gouvernement, « sans formulaire », de leur naïveté qui leur a fait croire qu’ils reviendraient au bercail après avoir bêché la terre durant six mois. Alors que le travail fermier devait purger les droitiers, tous se sont vite rendu compte qu’il n’y avait, à Jiabiangou, aucune terre à travailler. « Comment voulaient-ils qu’on cultive la terre ainsi ? », cette terre sèche, qui n’a jamais été arpentée, sillonnée par une force de travail s’affaiblissant constamment, sans organisation pour la guider ailleurs que dans l’idéologie, une terre qui ne permet rien et qui ne donne rien, qui craquelle quand Wang Bing la foule, quand il marche d’un pas appuyé, décidé, qu’il braque sa caméra sur le sol, qu’il découvre ici un fémur, là-bas une hanche, puis un crâne, et un autre, et des côtes, et encore un crâne, éparpillés à perte de vue dans un désert de buttes écrasées. Le pas du cinéaste est obsédant, sa détermination à marcher est glaçante. Après des heures d’écoute attentive, la rencontre des ruines provoque un effondrement intérieur qui ne peut plus que s’accrocher au courage du cinéaste qui persiste à filmer, se tenant debout là où les autres sont couchés : on ne fait pas un film de huit heures pour rebrousser chemin une fois arrivé devant son sujet.

Car au-delà des témoignages filmés au présent, le véritable sujet du film de Wang Bing, c’est cette terre hantée, qu’il bêche avec sa caméra, cette terre aride qui demeure la seule trace, avec quelques lettres qui apparaissent vers la fin du film, ainsi qu’une seule photo d’un campement, de la cruauté qui en a fait un cimetière. La caméra du cinéaste n’arrive pas à percer ce sol, duquel il tient une image de ruine ensevelie, au même titre qu’il n’arrive pas à percer le temps grâce à la parole des intervenants, qu’il n’a d’eux que l’image d’une autre ruine qui persiste à ne pas trouver d’intérêt au souvenir : « Pourquoi écrire ? À quoi bon raconter tout ça ? »; « Je ne suis pas le seul. J’ai eu cette vie. C’est le destin » ; la parole des âmes qui meurent dans le film, ces nombreux intervenants qui apparaissent vivants avant de mourir dans le texte qui lie deux séquences, nous confrontent alors à un sentiment de perte et de désespoir qui, là encore, rapproche le film de Wang Bing de celui de Lanzmann, auquel il doit être productivement comparé. Le sujet des Âmes mortes, c’est cette terre-mémoire qui ne se laisse pas labourer, cette présence imposante, personnifiée par le dernier interviewé du film, un homme acerbe, solitaire, dont la femme est partie avec un autre pendant qu’il était à Jiabiangou. « Tu ne comprends rien », dit-il au cinéaste, qui nous offre judicieusement ce témoignage en dernier, version contemporaine et radicale de « Tu n’as rien vu à Hiroshima »… étant donné qu’aujourd’hui on « voit » beaucoup plus qu’auparavant et qu’on ne « comprend » pas plus.

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Critique publiée le 18 novembre 2018.
 
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