DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Hereditary (2018)
Ari Aster

La maison brûle

Par Mathieu Li-Goyette
Comme il n’y a pas de fumée sans feu, il n’y a pas de bon film d’horreur sans un problème humain pour l’habiter. Hereditary est un film avec peu de feu et beaucoup de fumée, avec peu d’horreur et beaucoup de problèmes humains ; ça ne revient pas à dire qu’il n’est pas effrayant — il l’est, avec une impitoyable parcimonie —, ça dit plutôt qu’il s'avère, à l’instar des meilleurs titres des dernières années (Babadook, les Conjuring, The Witch, Get Out), un film d’horreur entièrement dédié à raconter le drame humain qu’il habille, celui d’une tragédie héréditaire où l’isolation et les troubles psychiques sont tressés à la sorcellerie et à la parentalité.
 
L’histoire, inspirée tour à tour de Rosemary’s Baby, Don’t Look Now et Carrie, n’a jamais comme ambition de réinventer la roue, se satisfaisant d’un drame familial qui va de mal en pis suite à la mort de la grand-mère dont la nécrologie ouvre le film. La mère (Toni Collette) et le père (Gabriel Byrne) élèvent leurs enfants : un ado (Alex Wolff) assez rebelle pour fumer au bong mais pas assez pour être méchant envers sa petite sœur (Milly Shapiro) qui préférerait vivre retirée du monde. Tout oppose les deux enfants, tout sauf leur famille, leur mère surtout, ancienne malade chronique (de trouble de la personnalité ? d’épisodes dépressifs ? il faudrait relire l’en-tête d’un courriel aperçu dans le film – tout y est en indices, en détails montrés, jamais surlignés) qui les a déjà traumatisés au terme d’une marche de somnambule qui a mal tourné. Sans être l’antagoniste du film, la mère incite la terreur et Collette commande notre admiration, l’actrice brillant dans un rôle qui la montre constamment au bord d’un précipice dont on ne connaît guère le fond avant de s’y retrouver. L’intrigue se révèle alors avec une patience méticuleuse, qui structure ses scènes autour de portraits familiaux constitués de discussions de souper, de sorties dans un party, de conciliations travail-famille, des thèmes qui sont déroulés sous leur apparente banalité, des thèmes qui cachent un mal plus profond, qu’on hésite d’abord à associer à la sorcellerie pour lui préférer la détresse psychologique, hésitant, à l’instar du père qui demeure en retrait, à condamner la mère parce qu’elle n’aurait pas fait la paix avec ses démons intérieurs ou à se battre à ses côtés, la considérant comme la première victime d’un mal qui s’abat radiciellement, successivement, sur la famille en entier.
 
On aura compris, sans entrer dans les détails ni en les gâchant, que Hereditary s’intéresse à occulter le plus longtemps possible les sources du mal afin de se maintenir dans cet état d’équilibre précaire, où les forces démoniaques se confondent avec des problèmes bien réels. On aura aussi compris que Hereditary, en faisant signe de poser des questions rhétoriques (qu’est-ce qu’on transmet d’une génération à l’autre ? qu’est-ce qui est inné et qu’est-ce qui est acquis ?), dédouble grâce aux moyens du cinéma d’horreur les a priori qui teintent toute relation parentale difficile ainsi que toute cohabitation avec quelqu’un en état de souffrance psychologique.
 
Cet état de fragilité humaine omniprésente, cette sensibilité du jeu qui passe autant dans les nerfs de Collette que dans l’impuissance d’épuisé de Byrne, cette métaphore qui sculpte le bloc familial pour affiner méthodiquement son cœur noir, ces choses qui me satisfont amplement mais qui pourraient paraître éculées chez des scrutateurs plus exigeants, me semblent pourtant portées au bout de leur ambition par la mise en scène de ce jeune réalisateur d’à peine 30 ans, Ari Aster.
 
C’est-à-dire que Aster, contrairement à la quasi-totalité de tous les autres réalisateurs qui font des films, amorce d’emblée son récit en nous présentant un système de mise en scène, événement rare dans le cinéma contemporain, d’autant plus américain, un système en l’occurrence assez près de l’expressionnisme allemand (dans son amour de la nuit des somnambules, de la folie extériorisée afin d’abolir tout psychologisme intériorisé) et qui met en relation les objets et les humains sur la scène d’un théâtre domiciliaire. Cela commence dès la présentation du premier des dioramas du film, dioramas que réalise la mère (une artiste contemporaine) et qui visent, pour la citer, à « atteindre une forme de neutralité face à l’événement ». Donc dès ce premier diorama, qui devient ensuite la chambre de l’ado dans un beau mouvement d’appareil, une idée de mise en scène jaillit : Hereditary est un film sur ce que cette famille va vivre dans cette maison que la mère a reproduite en maquettes, maquettes dans lesquelles on retrouve le monde en miniatures, créant là des effets cousins à ceux du cinéma de marionnettes (ou de Wes Anderson) où la réduction du monde entraîne une reconfiguration de notre perception à son endroit. Cet emboîtement renforce la présence de nombreux totems et tabous, des objets précieux à la signification mystérieuse, des interdits et des souvenirs qui sont visibles sans jamais être compris.  
 
Pour s’assurer que le glissement des dioramas à la maison elle-même ne soit pas un glissement de surface, une référence expédiée, Aster tourne l’essentiel de ses intérieurs en studio, dans des chambres séparées. La contrainte, à l’opposé par exemple des mises en scène de James Wan qui s’évertuent à nous rendre familiers des lieux (réels), impose une forme de dislocation spatiale qui empêche au film d’être un film de maison hantée (la maison n’est pas un labyrinthe, c’est une succession d’espaces scéniques disjoints, leurs séparations intensifiant le ton propre de chaque espace irréconcilié). Ce que la contrainte du studio permet surtout, c’est de reculer la caméra bien plus loin que dans un espace réel, d’entourer dans l’ensemble du cadre la totalité de l’espace et d’y enfermer personnages et objets. La mise à distance nous permet à notre tour de nous frotter à une forme de neutralité, neutralité qui pourrait être perçue comme une mise en scène frigide ou une écriture apathique, mais qui pourtant refuse avec précaution les tactiques habituelles du cinéma d’horreur en les faisant s’épuiser au contact du drame humain. Ce dernier parvient à maintenir une longueur d’avance sur l’effroi, jusqu’à cette finale cathartique où l’un se fond dans l’autre, où la neutralité qui devait nous procurer perspective et discernement se résorbe habilement, en toute cohérence, dans une succession d’actes d’une violence inouïe.
 
Cette retraite dans la froideur, ce refus de nous partager cette famille dans ce qu’elle a de plus humain, sensible, vivant, tout comme cette introduction endeuillée, ont pour effet, là encore, de nous rapprocher des ambitions rhétoriques du cinéaste (tout comme la neutralité doit demeurer la première posture du regard scientifique). Bien que Hereditary soit introduit par un enterrement et que la mort plane principalement sous la forme de divers deuils qui se suivent, le premier et plus audacieux subterfuge de Aster est de nous faire croire que son film est bel et bien un film sur le deuil. À l’image des meilleures histoires de névrosés (Dostoïevski et Gombrowicz en littérature, Bergman et Zulawski au cinéma), Hereditary brandit haut et fort ses faux problèmes pour glisser dans l’en deçà ceux qui l’intéressent réellement, à savoir tous les rapports insidieux, narcissiques, manipulateurs, pervers, sadiques, qui peuvent survivre à l’intérieur d’une famille au nom de la structure familiale (au nom de la structure sociale chez Dostoïevski, au nom des rapports amoureux chez Zulawski, etc.).
 
Si l’adolescent n’est pas triste de la mort de sa grand-mère, c’est parce qu’il ne l’aimait pas — personne ne peut dire ça, « en principe », mais un film le peu en montrant l’indifférence. Si le père est systématiquement absent des implications émotives de tous les autres membres de sa famille, c’est parce qu’il ne supporte plus d’être père – personne non plus ne peut dire ça, mais le film le fait en montrant un père qui, à toutes fins pratiques et symboliques, a arrêté d’en être un. Tout ceci est une folie perceptive alimentée sous le couvert d’une mise en scène distanciée, d’une transgression souterraine des interdits, qui fonctionne en prenant la forme d’un film sataniste (assez banal sur papier) où des personnages cherchent à se protéger du démon, des cultistes, des marques de craie au sol, choses décoratives que le film prend à peine au sérieux (il les expédie sans élégance dans sa dernière séquence, car le vrai sujet du film est à ce moment-ci déjà conclu, déjà épuisé), parce qu’il est bien plus captivé à filmer les moments de fractures familiales, les instants où l’amour artificiel cède à la colère, voire à la haine existentielle. Autrement dit, on y voit beaucoup de fumée car un problème brûle, dans ce film. Il brûle comme le journal de la petite qu’on essaie de faire disparaître dans le foyer. Et ce problème qui brûle n’est pas celui du deuil, c’est celui du mal héréditaire, familial, qu’il faut s’empresser de délimiter, d’identifier, de résoudre, de sortir du feu avant qu’il ne soit que cendres, que les concernés n’aient cessé d’exister et qu’ils reviennent décapités, comme des présences sans amour (en ceci il s’agit aussi d’un film sur le deuil, mais seulement du deuil de tout ce qu’on ne s’est pas dit et qu’on devait se dire).
 
Hereditary a tout d’un grand film d’horreur parce qu’il en est un, qu’il est successivement émouvant et tétanisant, que son écriture, forte, brillante, calme, tient autant de l’épopée familiale étasunienne que du film païen qu’il est toujours bon de voir par un soir de belle lune. Ses préoccupations plastiques et conceptuelles sont toutefois parmi les plus intéressantes de l’année, en ce qu’elles travaillent notre rapport à l’espace et à ses objets, à notre façon de plaquer du sens (émotionnel, symbolique, structurel), sur ceux-ci et de conjuguer notre peur à l’intérieur d’un champ sémantique dont l’autorité est sans cesse disputée : qui nomme les choses ? Le genre cinématographique ou le genre sexuel ? L’individu ou la famille ? La psychiatrie ou le paganisme ? Subterfuges. Écrans de fumée dans le genre le plus obsédé par le sens des choses (parce qu’il cherche un sens au mal et qu’il ne peut évidemment jamais en trouver).
 
La réponse au fameux problème que pose Aster revient à dire que la quête contre le mal héréditaire (pour élargir : le mal du déterminisme et de la sémantique) est la quête contre celui ou celle qui la nommé comme tel, de cette présence fantomatique (la grand-mère, la mère) qui reste dans toutes les familles, unies ou pas, et qui renforce le lien familial en même temps qu’elle en abolit les principes. D’où l’importance, semble dire Aster, de savoir emprunter l’échelle de vue d’une maison de poupées, c’est-à-dire de reculer au point où la famille n’existe plus comme un symbole qui pèse, construction sentimentaliste et dogmatique, mais en tant qu’acte salvateur qui allège, celui d’une véritable familiarité désintéressée, humaine, où l’on se prend dans les bras sans savoir pourquoi, si ce n’est quand il faut se consoler d’avoir eu peur, vraiment peur.
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Critique publiée le 21 juin 2018.