Le cinéma de Hong Sang-soo évolue depuis peu — les films sont nombreux mais les années rapprochées — aux aguets des mouvements de Kim Min-hee, muse, conjointe qui n’en est pas officiellement une puisque la femme de Hong refuse toujours le divorce, égérie d’un cinéma qui trouve sa poésie dans les doubles, les réflexions assumées et les répétitions hypnotiques. Son tout nouveau film est ainsi à l’image des précédents, campé dans une structure qui se laisse découvrir au fil des rencontres entre les sexes opposés, cette fois installées dans un café anonyme, lové dans un repli tranquille de Séoul. Si Kim a inspiré Hong à faire de sa propre situation conjugale le point de départ d’une autocritique qui se dissémine à travers ses personnages, c’est surtout parce qu’elle donne vraisemblablement à vivre au cinéaste ce qui le fascine le plus : la confrontation implicite qu’il y a dans toute forme de première rencontre, l’évaluation qu’un étranger se fait d’un autre à travers son regard, ses petites ignorances, ses grandes différences. Kim incarne une forme de nouveauté que Hong se plaît à rendre nouvelle à nouveau.
Ici, l’actrice n’est pourtant plus le point d’intérêt principal du cinéaste, qui se concentre à capter toutes les conversations qui se déroulent autour d’elle. Centre structurel du récit plutôt que son centre dramatique, elle épie ces couples qui l’entourent et qui partagent les deuils qui les amènent à discuter. Deuil d’une petite amie qui s’est enlevé la vie, deuil d’un écrivain qui souhaite arrêter d’écrire parce qu’il recycle constamment les mêmes idées, deuil d’une incapacité pour un autre auteur à sortir en dehors de soi, des deuils, en somme, qui pointent tous dans la direction du cinéaste, comme s’il s’était subdivisé en plusieurs personnages, ou plutôt comme si ces personnages incarnaient à la fois les différents « Je » qui l’habitent et qui souffrent, tout en les incarnant à différentes étapes de sa vie (notamment à travers un jeune couple parfaitement amoureux). Dans un huis clos qui n’a rien d’une prison, cette ribambelle se succède en une journée sous les yeux de l’actrice, attablée en silence, toujours présente dans le hors-champ, à écrire sur son portable, à écouter attentivement et à compléter les pensées ouvertes des autres à travers un récit qu’elle rédige et dont la nature restera inconnue (« Ce n’est pas fait pour être lu »). Quant à l’autre personnage situé dans le hors-champ, le propriétaire du café qu’on ne verra jamais à l’écran, on ne saura rien de lui sinon qu’il aime la musique classique, qu’il fait baigner son établissement dans les élans de Pachelbel, Schubert et Wagner et qu’il est des plus discrets face aux drames qu’il écoute lui aussi (à moins, comme Hong aime nous faire douter en s’incarnant lui-même en tant que hors-champ du film, qu’il préfère la musique à ces drames, qu’il l’impose pour s’acheter de la tranquillité, pour calmer les tensions qui naissent de la tristesse).
Tout ceci pour faire de Kim le témoin de la décomposition intérieure du cinéaste, toute cette mise en scène d’aquarium pour la dédouaner d’une responsabilité dans leur relation à scandale ; Hong la préserve encore, c’est là le point en commun entre ce film et les autres, repliant sur lui (et les hommes) le poids le plus lourd des deuils (tandis que les femmes de Grass sont aériennes : elles sont en mouvement et se projettent plutôt dans l’avenir — le mariage, l’écriture solitaire mais décomplexée, un voyage en Europe — avec ces hommes déprimés à leur suite). Il ne semble plus y avoir de solution possible pour ces mâles, pris dans ce café à tenter de s’accrocher à des femmes qui ne les attendent pas et qui ne veulent rien de leur part. Kim les observe, peut-être écrit-elle elle-même leurs conversations, que cette fiction de café n’est qu’une fiction tout court qui débute lorsque la caméra effectue son premier panoramique vers elle pour la découvrir. En ce sens, la mise en scène de Hong se réduit à ses gestes les plus simples, des zooms pointés et réguliers, qui modifient l’espace qu’occupent les personnages à l’écran tout en jouant avec l’espace qui les sépare, amplifiant la distance en même temps qu’elle détaille les visages.
Ces mouvements contraires entre le rapprochement du spectateur vers des personnages et l’éloignement de ces derniers entre eux vient singulariser, dans ses moments les plus pessimistes, les différentes figures qui se succèdent à l’écran, les séparant graduellement de leur binôme afin de mieux les réunir dans une scène finale où tous se croisent pour une dernière fois pendant qu’un petit miracle se déroule dans le flou de l’arrière-plan. Face au désarroi, les personnages de Grass auront retrouvé une forme d’ivresse à travers la fédération de leur humanité commune, la plus humble, celle qui fait sens à travers la multiplicité des différents personnages qui se sont écoutés, comme des brins de gazon craintifs qui ne sauraient proliférer les uns sans les autres (le gazon ne peut ni exister ni survivre au singulier, il est fondamentalement pluriel). Alors que des cinéastes persistent à tourner à tout prix par peur de disparaître, Hong Sang-soo le fait et persiste à le faire annuellement parce qu’il est à l’image de ces brins de personnages : il ne saurait exister en dehors de cette pluralité qui invalide les certitudes et célèbre le hasard.
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