DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Funeral Parade of Roses (1969)
Toshio Matsumoto

Œdipe trans-formé

Par David Fortin
Malheureusement encore trop méconnu et ayant eu une distribution à l’international presque inexistante, Funeral Parade of Roses est un des grands films subversifs pour lequel on constate encore aujourd’hui les traces cinématographiques de son influence et de ses images (A Clockwork Orange de Stanley Kubrick étant la plus évidente). Mais une mise en contexte s’impose car son cinéaste, Toshio Matsumoto, mérite une introduction tant son apport artistique et théorique est important.
 
Matsumoto fut un pionnier du cinéma expérimental et de la vidéo d’avant-garde. Artiste multidisciplinaire et théoricien du cinéma durant l’après-guerre à l’instar de Nagisa Oshima et Shohei Immamura, il a été très influent auprès de ses contemporains, tant par ses films que ses écrits. Dès 1955 il co-réalise son premier court métrage, Ginrin, composé d’images psychédéliques d’un enfant se perdant dans ses rêveries de bicyclettes. Ce film produit dans le cadre d’un projet du collectif d’arts intermédiatiques Jikken Kōbō (1951-1957) fut aussi la première expérience de composition musicale pour le cinéma de Toru Takemitsu (un des membres fondateurs du Jikken Kōbō) qui sera par la suite célébré pour ses importantes compositions de musique concrète et son apport aux trames sonores de cinéastes tels Hiroshi Teshigahara, Masaki Kobayashi ou Akira Kurosawa. S’en suivra pour Matsumoto des décennies de nombreux courts métrages, installations vidéo et performances théâtrales. Outre ses contributions artistiques, il se démarque aussi par son apport important comme théoricien du cinéma à travers ses publications ainsi que dans le milieu de l’éducation cinématographique, sous divers chapeaux et dans plusieurs universités. Comme certains cinéastes de la même époque, Toshio Matsumoto fait partie de ces artistes et intellectuels qui mettaient en pratique leurs théories en devenant cinéastes (par exemple Shuji Terayama avec lequel il partage aussi une certaine esthétique et un sens de la déconstruction). Il a ébranlé le milieu de la critique cinématographique au Japon avec, entre autres, son manifeste du néo-documentaire (1958) ainsi qu’avec ses théories et publications qui deviennent alors des références pour plusieurs nouveaux artistes émergents et cinéastes de la nouvelle vague japonaise des années 60.
 
C’est après plus d’une décennie d’expérimentations et de réflexions critiques sur le médium que Toshio Matsumoto se lance dans la réalisation de son premier long métrage, Funeral Parade of Roses, produit et distribué par la compagnie indépendante Art Theater Guild (ATG) qui aura permis à plusieurs autres cinéastes japonais de créer des films indépendants importants. L’intérêt et l’expérience de Matsumoto pour les arts intermédiatiques se font sentir dans le film et son approche néo-documentaire s’y retrouve aussi appliquée, apportant une déconstruction du langage cinématographique propre à la nouvelle vague ainsi qu’un mélange des genres et des techniques. Provocateur dans sa forme et ses thèmes, le film a encore aujourd’hui un impact sur les spectateurs qui découvrent, presque 50 ans plus tard, une œuvre moderne et audacieuse. Le film est une adaptation libre d’Œdipe roi, situé sur la scène homosexuelle et contre culturelle du Tokyo des années 60. La trame narrative tourne autour d’Eddie, jeune travesti d’une forte charge sensuelle, travaillant nouvellement au Genet Bar. Eddie développe une relation avec le patron de la boîte, un trafiquant de drogue nommé Gonda, ce qui provoquera une rivalité entre Eddie et Leda, la maîtresse régulière de Gonda. À travers les tribulations de ces trois personnages, on parcourt les milieux underground et artistiques de la contre-culture de Tokyo en découvrant une faune de jeunes marginaux qui passent d’une boîte de nuit à une autre, au bras de la drogue et du sexe.
 
Matsumoto choisit de tourner en noir et blanc et applique ce qu’il a théorisé et expérimenté auparavant (ce « néo-documentaire »), un type de documentaire expressif qui rejette la nature objective traditionnelle au documentaire pour une approche qui révèle les états intérieurs de ses sujets et leur subjectivité. Jouant aussi avec l’effet de distanciation propre au théâtre de Bertold Brecht et manipulant le montage pour en faire un objet narratif non linéaire, Matsumoto crée un film hybride qui défit toute description. Le personnage d’Eddie est établi dès le début dans la fiction narrative du film pour y être ensuite arraché et placé dans un contexte documentaire, suivant un parcours de va-et-vient entre réalité et fiction. Le cinéaste n’hésite pas à sortir occasionnellement du cadre pour laisser paraître l’équipe du film et s’adonne alors à des entrevues avec ses participants. Par exemple, c’est après avoir suivi les tribulations d’Eddie dans le film de fiction pendant un long moment que Matsumoto place la fiction en pause pour basculer dans le documentaire et questionner non pas Eddie, mais son interprète Peter (Shinnosuke Ikehata qui adopte le nom de Peter pour la scène) sur ce premier rôle, sur son identité, sur ce qu’il pense du personnage. De la même manière on peut suivre un autre personnage un temps durant la fiction pour ensuite le voir ouvrir une porte des studios et déambuler dans les rues de Tokyo pendant qu’une manifestation a lieu et qu’elle est captée par le réalisateur qui laisse alors la parole aux gens de la rue. De cette façon, Matsumoto ancre son film dans la réalité qui l’entoureet nous permet d’entrer dans celle des personnages à l’écran sans avoir nécessairement à les observer de loin. Dans Funeral Parade of Roses, le personnage est tout aussi important que l’acteur qui l’interprète, et la fiction aussi importante que la réalité dans laquelle elle se crée. Ces ruptures de ton et la façon de les ancrer dans leur réalité sociopolitique n’est pas sans rappeler Pastoral, to Die in a Country réalisé cinq ans plus tard par Shuji Terayama ou, plus près de chez nous, Les ordres de Michel Brault (on pense aussi à la nouvelle vague française, et plus particulièrement à certains films de Jean-Luc Godard). Matsumoto cherche à montrer la perspective la plus subjective de ses sujets. Il extériorise leur intériorité en fictionnalisant leurs fantasmes et déconstruit le langage accepté du film narratif et documentaire tout en les fusionnant.
 
Visuellement, le film a une sensibilité très près du pop art avec ses personnages, leurs costumes, les décors des milieux underground de Tokyo et les constantes expérimentations que le réalisateur applique à la fabrication de son film. Dans son approche interdisciplinaire et autoréférentielle, Toshio Matsumoto va jusqu’à incorporer des extraits de certains de ses courts métrages à divers moments de Funeral Parade of Roses. On peut y apercevoir des scènes de ses films For the Damaged Right Eye ou Extasis, qui apparaissent durant le film et le rendent soudainement abstrait. Dans une de ces scènes, une fois l’extrait terminé, on découvre un projecteur qui s’arrête puis un écran devant lequel les personnages du film se tiennent et discutent de la projection. On assiste alors à un débat sur le cinéma expérimental au travers duquel quelques citations de Jonas Mekas sont lancées. Matsumoto va aussi puiser dans l’univers du manga avec cette séquence dans laquelle Eddie et Leda se bagarrent et se lancent des insultes qui nous sont montrées visuellement par des phylactères placés au-dessus de leur tête, tels les personnages d’une bande dessinée se trouvant dans une case en mouvement. Ces insertions, ces mélanges de styles et techniques peuvent déstabiliser sans toutefois faire perdre de vue le cheminement des personnages et la trajectoire du récit. Matsumoto nous offre ainsi un amalgame de séquences dramatisées, de scènes documentaires, d’archives télévisuelles, d’extraits d’autres films, de textes à l’écran, de séquences accélérées et de beaucoup d’autres effets de distanciation ou d’expérimentation avec une aisance remarquable ; son film est en transformation perpétuelle, à l’image de ses personnages, à l’image du Japon d’alors.
 
C’est qu’avec Funeral Parade of Roses, Toshio Matsumoto dresse aussi le portrait de Tokyo durant les changements radicaux qui ébranlent alors le pays (les mouvements étudiants et ouvriers, les changements socio-économiques rapides du pays, le traité de coopération États-Unis–Japon). À travers la transformation d’Eddie, c’est à celle du Japon que Matsumoto fait référence. Eddie a grandi sans père, à l’image de la génération que dépeint Matsumoto dans le film, la sienne. Eddie étant souvent associé au miroir dans certaines scènes du film, il est le reflet de cette nouvelle génération sans repères, cherchant à se créer une identité dans ce flou identitaire d’après-guerre. Eddie la jeune drag-queen qui, de par son habillement et son attitude, contraste avec Leda, la drag-queen qui se comporte et s’habille de façon traditionnelle. Le jeune Japon et le vieux Japon s’opposent. Eddie l’androgyne, représentant autant l’homme que la femme de cette génération en mutation, qui veut faire rupture avec l’ancienne génération des pères et leurs valeurs pour s’en construire de nouvelles. Lorsque Eddie se crève les yeux à la fin du film (Œdipe oblige) pour ensuite sortir dans les rues et faire face aux citoyens, Matsumoto lance un appel à la réflexion face au radicalisme qui se créé dans la révolte. Eddie, étant le miroir de ces gens, leur renvoie donc leur propre image.
 
Ainsi, Funeral Parade of Roses est constamment articulé (et réarticulé) par ses transformations : il nous rend témoin d’un film en train de se faire, d’un pays en train de se transformer, d’une génération en train de se trouver, de s’imposer. Peter aura d’ailleurs été beaucoup influencé par le film et le rôle. Il adoptera le travestisme et deviendra par la suite une des célébrités gaies les plus populaires au Japon, en plus des films dans lesquels il apparaîtra (Ran d’Akira Kurosawa, Zatoichi at the Fire Festival, Phoenix d’Osamu Tezuka ou plus récemment Death Note de Shūsuke Kaneko). Les influences du film et de son cinéaste se verront dans plusieurs œuvres de ses compères qui suivront à la même époque (Shuji Terayama pour n’en nommer qu’un) jusqu’aux films plus récents de cinéastes comme Sion Sono ou Takashi Miike. Dans les faits, c’est tout un certain cinéma japonais, exubérant et éclaté et qui a fait les beaux jours des festivals à l’international, qui semble suivre le chemin tracé par ce premier long métrage subversif de Toshio Matsumoto.

Matsumoto s’est éteint en avril dernier à l’âge de 85 ans, laissant derrière lui de nombreux courts métrages et quatre longs métrages qui restent encore à découvrir. On peut se réjouir de la restauration 4K que Funeral Parade of Roses s’est méritée tout récemment, ce qui l’amènera à circuler un peu en salle avant d’avoir droit à son éventuelle sortie Blu-ray et VSD qui permettra à plusieurs cinéphiles de découvrir (ou de redécouvrir) enfin cette expérience cinématographique essentielle qui aura donné une voix à une minorité sociale qui n’avait alors pas de visibilité... tout en brisant les conventions cinématographiques de la fiction et du documentaire.
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Critique publiée le 14 juin 2017.