Par où commencer ? Par le caractère excessivement explicatif du nouveau
Alien ou par son caractère trop peu explicatif ? Par ses nombreuses paresses scénaristiques ou ses nombreux éclairs de génie ? Par le côté facile du dédoublement des deux androïdes ou par ses infinies possibilités métaphysiques ? D’abord, il faut poser la question qui obsède sans doute chaque lecteur(trice) : est-ce que le film est bon ? À cela : assurément. Mais, est-ce le film que les fans d’
Alien attendaient ? Assurément pas, puisque celui-ci répond définitivement à la question des origines, celle-là même qui assurait jusqu’ici la mystique de la série, faisant de la créature un véritable « étranger », un mythe, protéiforme, insondable, mais surtout un mythe stimulant pour l’imagination. On note d’ailleurs ici que cette créature est d’autant plus difficile à mettre en scène aujourd’hui qu’elle est devenue si mythique. Son simple dévoilement ne suffit plus à provoquer l’effroi, ni l’émoi d’ailleurs. C’est un événement attendu, d’autant plus qu’il s’inscrit ici dans une production clinquante toujours avide de surenchère visuelle, laquelle fait souvent de cette créature un simple élément de décor dans des scènes d’actions sursaturées. Pour le reste, l’importance narrative déclinante de l’
alien est essentielle pour la pérennité de la série, qui malgré sa présente dépendance à de lourdauds sous-textes philosophiques peut finalement se réclamer de la science-fiction, exploitant de façon intrigante la trame récurrente de la question robotique. Au demeurant, il nous restera toujours ici le leitmotiv du grotesque, véritable cœur de la série et de ses univers satellites dont les possibilités sont aujourd’hui exacerbées par l’avènement d’un architecte trop humain, d’un Dieu
usiné par l’homme à son image, mais tout aussi vengeur que celui de l’Ancien Testament.
Le film démarre avec l’une de ces scènes détestables propres à la science-fiction contemporaine : dialogue de sourds entre le créateur humain et sa création robotique dans une pièce blanche minimaliste sur fond d’images majestueuses de nature synthétique. Charles Weyland (un jeune Guy Pearce, et non plus Lance Henriksen) s’entretient avec sa plus récente création, un androïde bellâtre auto-baptisé David (pour le
David de Michel-Ange trônant subrepticement dans les lieux). David, c’était le faire-valoir synthétique d’Elizabeth Shaw dans
Prometheus (2012), dont elle devient aujourd’hui le faire-valoir via un tétanisant renversement de situation. David, c’est désormais le personnage central de la série, c’est l’anti-Ripley, la création devenue Créateur, destructeur de son propre créateur, l’aboutissement logique de presque quarante années de scénarisation. Or, bien qu’elle soit très laborieuse, sentencieuse même dans son barrage de références métaphysiques et artistiques grossières, cette séquence porte néanmoins en elle la graine de l’évolution nécessaire au renouveau de la série.
Il faudra malheureusement attendre presque une heure avant de revoir David, une heure d’errance nostalgique à travers le lexique gâteux de la série. Scott se permet alors de nous resservir le même carton-titre constructiviste qu’en 1979, le même plan fétichiste de vaisseau ambulant dans l’espace avec les mêmes sous-titres explicatifs et la même mélodie d’arrière-plan, le même réveil forcé de l’équipage pour répondre au même signal de « détresse » provenant du même vaisseau des mêmes
Space Jockeys, le même plan de décrochage de la navette modulaire, qui essuie les mêmes remous atmosphériques pendant l’atterrissage, soumettant l’équipage aux mêmes désagréments. Les deux nouveautés majeures sont néanmoins cruciales à noter ; il s’agit de la facture ultra-léchée de la présente production, qui répond au savant minimalisme du film original par une surenchère visuelle constante héritée de
Prometheus, et de la caractérisation lacunaire des présents personnages, pâles copies des pittoresques membres d’équipage du Nostromo. C’est donc un spectacle vain et chatoyant qui constitue la première partie du film, un spectacle nostalgique parasité par la panacée scénaristique du précédent film, soit le mystérieux pathogène noir qui fait tout, arrachant des corps infectés une poignée de créatures hybrides hyperactives, prétextes à quelques scènes d’action stéroïdées qui détonent fortement avec la facture atmosphérique du premier film.
C’est finalement dans la scène de la nécropole que tout fait sens, et particulièrement l’hermétique
Prometheus, qui se révèle aujourd’hui comme un simple chaînon narratif entre
Alien : Covenant et la série originale. C’est dans cette scène que tout est joué, à renforts de verbeux échanges entre David et les autres personnages, particulièrement Walter, son « frère » androïde de dernière génération. On assiste alors à la passation des pouvoirs entre Ripley et David, désormais point focal de l’intrigue, mais surtout, au dévoilement des origines de la créature, du moins dans sa glorieuse forme gigerienne. Le tout se déroule dans une série de pièces troglodytiques transformées en espace vital pour le robot renégat, mais aussi en laboratoire improvisé et en salle de dessin. L’espace possède, d’une façon excessivement proprette, la facture biotechnologique qui a fait les choux gras de la série, avec des cristaux tactiles pour l’éclairage, des étalages de monstrueux cadavres empaillés et des schémas biologiques comme tapisseries. Il contient surtout le cadavre tordu d’Elizabeth Shaw, victime apparente d’expériences grotesques, ainsi que le tout premier œuf de serre-tête (
facehugger), création triomphante d’un biologiste aigri, le suffisant David, qui se dédouble ainsi en dieu, en son propre créateur, et en l’artisan extra-diégétique de la créature, H.R. Giger.
Il est une séquence spécifique au sein de la nécropole où l’un des personnages découvre une salle remplie de parchemins sur lesquels figurent des esquisses d’
alien effectuées (sans doute) par David. Or, cette scène est tout aussi incongrue que toutes les autres, se déroulant dans un espace bizarrement anachronique, comme si seule l’imagerie antique pouvait légitimer un récit des origines. Néanmoins, elle permet une éloquente substitution de Giger par David, dont l’art possède le même caractère biologique, mais surtout le même potentiel matriciel. Ainsi, David
devient Giger, le père de la créature et la pierre d’assise d’un univers en constante expansion. Création artistique et création biologique deviennent alors le propre du robot, et c’est ainsi que fleurit finalement le bulbe de la science-fiction au cœur de la série, soit dans la question transcendante de la
fécondité robotique. C’est aussi dans celle-ci que l’horreur se décuple, remplaçant la froide efficacité d’un monstre guidé par l’instinct par celle d’un monstre guidé par la raison, un despote utilitariste pour qui la vie intelligente mérite d’être exterminée. Pourfendeur potentiel de l’entière civilisation des
Space Jockeys, qu’il expose ici à l’agent pathogène de
Prometheus, il serait, selon le présent scénario, l’architecte de tous les événements des films précédents. Évidemment, il reste maintenant à expliquer comment il aurait pu remplir la soute du vaisseau écrasé sur LV-426 ou comment il aurait fourni des œufs aux Prédateurs pour leurs chasses dans la pyramide d’
Alien vs Predator (2004), mais c’est là le travail des futurs joueurs de Tetris scénaristique qui devront unifier la chronologie officielle...
Quant à la perspective racoleuse des origines de l’humanité, reprise ici de
Prometheus, elle nous amène malheureusement, après d’éreintantes péripéties, dans l’impasse de l’évolution. Le débat est d’ailleurs clos de façon incroyablement cavalière lorsque David déclare : «
Even monkeys stood upright at some point ». C’est alors qu’on comprend que l’antépisode
Prometheus n’a jamais vraiment aspiré à retracer nos débuts, mais seuls ceux de la créature, question d’évoquer le pouvoir de création robotique
par la bande. Voici donc une trame narrative incroyablement tordue qui s’offre à nous, dans tout son vain enchevêtrement, seul pourtant capable de légitimer aujourd’hui la continuation de la série. Pourquoi ? Parce que la créature ne se suffit plus à elle-même, et Scott s’affaire désormais constamment à le démontrer. Lors de la confrontation entre l’équipage et les deux premiers « néomorphes » (nom donné aux hybrides issus de l’infection au pathogène noir, auquel on préférerait logiquement « protomorphes »), on constate clairement que ceux-ci font ne font plus figure que de petite monnaie dans une vaste économie du spectacle. Ainsi, le plan d’explosion de la navette dure sans doute trois fois plus longtemps que tout plan des créatures, lesquelles se perdent ici dans un montage d’action hachuré qui les dissimule alternativement derrière des treillis de cordages, des épis de froment et durant des travellings hyperactifs. Les deux scènes de combat avec les xénomorphes créés par David pâtissent d’ailleurs des mêmes tares, reléguant la créature à un rôle de soutien dans des séquences d’action sursaturées qui impliquent vols planés sur mousquetons accrochés à des navettes en déroute et autres extravagances. Le « combat » final à bord du
Covenant constitue à cet égard un péché mortel puisque c’est alors le gigantesque camion de terraformation qui constitue l’élément central de la mise en scène, et non plus la créature, qui se perd parmi les débris virevoltants.
Heureusement, il nous reste ici le grotesque comme élément unificateur et affectif de la série. À ce titre, l’utilisation perverse du corps d’Elizabeth Shaw se révèle plus troublante encore que tous les traumas corporels subis par les victimes du pathogène noir, surtout qu’il préfigure funestement le sort des 2000 colons cryogénisés qui se retrouvent finalement à la merci de David. «
I loved her of course… » avoue d’abord ce dernier à Walter, son double, et nous constatons alors forcément, via
Prometheus, qu’il dit vrai. En effet, on pourrait croire que c’est sa jalousie envers Charlie Holloway, copain de Shaw dans le précédent film, qui l’a poussé à infecter celui-ci, préfigurant ainsi la nature destructrice et démesurée de son amour, un véritable amour de savant fou, lequel se résorbe naturellement dans la haine de ceux qui l’ont privé de cet amour, soit les humains. Or, c’est dans cette haine à la fois passionnée et utilitariste pour la race humaine que réside désormais toute l’horreur de la série, dans le potentiel génocidaire de David, qui seul à bord du
Covenant, debout devant les tubes cryogéniques de 2000 colons et potentiels cobayes pour ses expériences infernales, entonne triomphalement
L’entrée des dieux à Valhalla de Richard Wagner. Ainsi,
Alien : Covenant tient presque du miracle puisque, au-delà de son scénario sentencieux et lourdingue, de sa mise en scène à la fois kitsch et surstéroïdée et de son incohérence quasi totale avec la chronologie fragmentaire issue des scénarios précédents, il parvient tout de même à donner une direction précise à la série, qui depuis 1993 errait d’étoile en étoile à la suite de Ripley, mais surtout à lui donner un nouveau souffle, un souffle glacial et robotique digne des pires cauchemars contemporains.