DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Fuocoammare : par-delà Lampedusa (2016)
Gianfranco Rosi

Les petits gestes et les grandes détresses

Par Mathieu Li-Goyette
Fuocoammare commence avec un lance-pierre et se termine avec un fusil. Un faux fusil, imaginé dans la main d’un gamin, personnage principal s’il en est un d’un documentaire qui va et vient sans hésitation entre deux types de mise en scène du réel. L’une, consacrée aux migrants qui débarquent sur Lampedusa, île du large de l’Italie qui en accueille une grande part depuis plus de quarante ans, renvoie la balle dramatique à la seconde, faussement prévisible, qui suit dans leur intimité quelques habitants de l’île en question (le gamin hyper attachant, sa famille, un animateur de radio).
 
Au début, le garçon brise du bras d’un vieil arbre dont les branches embrassent l’écran un bout de bois en forme d’Y, première étape dans la confection de son arme. Redoutable tireur de pierres, le gamin découpe même à coup de canif les cactus plats du coin, pour extraire de leurs formes deux yeux, un nez, en faire des bonhommes de plante. Le caillou s’élance de l’élastique et la chaire des visages verts éclate, puis éclate à nouveau. Plus tard, même privé de la vue d’un œil car il subit un traitement pour de l’amblyopie, il persistera pour tirer ses cibles (et les rater). À cela, il faut ajouter que le garçon n’est pas bon marin, qu’il est malade lorsqu’il prend la mer et qu’il manie avec difficulté les rames de son embarcation. Il n’est pas, décidément pas, fait du même bois que les autres insulaires — tous des pêcheurs.
 
Tout cela ne semble pas beaucoup nous rapprocher des migrants. Eux de leur côté, sans jamais qu’ils ne rencontrent le gamin, ont l’Europe dans le viseur. Or il s’agit d’une autre Europe : celle des garde-côtes pas très doux, du médecin qui trie les morts des presque morts, des couvertures thermiques dorées, des hommes en combinaison blanche, de leurs gants de latex, de leurs lunettes de protection, des grands navires gris intimidants qui pourraient faire feu autant qu’ils pourraient les sauver, tous ces éléments qui font, dans la mer par-delà Lampedusa, bouclier, membrane, amiante entre cette « mer en feu » (fuocoammare) des migrants et la paisible nonchalance d’un garçon.
 
Des migrants, nous recueillerons leurs complaintes chantées, leurs regards sonnés, mais le film de Gianfranco Rosi (qui tient simultanément les rôles de preneur de son, de caméraman et de réalisateur) porte moins sur les migrants ou sur le gamin que sur l’immense mur invisible qui sépare notre réalité de la leur, avec comme seuls points de repère quelques éléments mitoyens (comme le médecin, qui soigne le garçon autant qu’il soigne les migrants ; comme le bateau des garde-côtes, que l’enfant aperçoit toujours au loin de la rive). Par-dessus tout, c’est le sublime travail de mise en scène de Rosi qui nous permet de relier ces points. C’est le temps du plan, toujours patient, qui laisse à notre attention le loisir de s’accrocher aux détails des visages et des paysages afin de mieux les reconnaître plus loin, sous une autre lumière, dans une autre dimension du réel prismatique qu’il nous donne à voir.
 
Alors ce double mouvement qui ouvre et clôt le film, celui qui casse la branche et qui tire vers la mer à coup d’index retroussé, est bien à l’image de ce qui s’y trouve entre les deux. Casser une branche, en faire une arme, l’exercer sur son environnement, devenir « aveugle » et persister dans le geste, par habitude ou inertie du geste saccageur qui gagne toujours en vélocité dans sa répétition insensée, c’est incarner là une attitude qui serait celle de l’Occident, qui accomplit de petits gestes répétés face à de grandes détresses qu’elle ne peut envisager comme telles, tellement la violence qui traverse l’esprit de l’enfant et le nôtre est une violence fantasmée, connectée par l’esprit à un imaginaire où sa force est banalisée parce qu’elle ne renvoie plus à aucune réalité visible. Alors il ne reste plus au garçon qu’à jouer à la guerre, faute de pouvoir prendre la mer, l’allégorie de l’île, de l’eau, du garçon et des migrants nous montrant bien que l’Occident ne cesse de s’éloigner du réel.
 
Même si Fuocoammare est un documentaire qui joue à la fiction (ou l’inverse si l’on tient à s’amuser avec les mots), la réalité duelle qu’il nous offre est entièrement justifiée par cette confrontation sans dialogue de deux réalités, enfermées dans leurs propres paramètres (la maison d’un côté, le bateau de l’autre). Deux réalités qui, face à face, n’ont de cesse de prendre la réalité de l’autre pour une fiction. Avec Fuocoammare, le cinéaste signe un film immense, pas comme la critique le dit toujours des films qu’elle adore, mais immense comme un vrai film qui l’est, et qui l’est par la multiplicité des réalités et des subjectivités qu’il parvient à croiser sans jamais les mélanger et sans même les soumettre à la rhétorique d’un discours « engagé ». Rosi a compris que face à ces bouleversements, le cinéma n’a pas besoin de nous dire ce qu’il faut faire (faut-il aider les migrants ? faut-il lutter contre l’extrême droite ? faut-il protester contre les murs ? bien sûr que oui et c’est faire perdre son temps à tous que de le répéter) : il a besoin de nous livrer, dans l’espace et le temps, toute la violence qui sépare notre regard de celui des autres.
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Critique publiée le 12 novembre 2016.