DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Two Lovers and a Bear (2016)
Kim Nguyen

Sortir du rêve

Par Mathieu Li-Goyette
Les personnages de Kim Nguyen ont toujours été définis autant par leurs actions que par les paysages qu’il leur donnait à habiter, leurs décisions venant peupler un univers onirique totalement construit, comme une grande scène contemplative dont la charge poétique n’est pas le fait du hasard bien choisi mais plutôt des moyens mêmes du cinéma. Ainsi, Nguyen n’est jamais plus singulier et à l’aise que lorsqu’il tombe franchement dans la fantasmagorie, lorsqu’il abandonne la raison et toute forme trop saillante de discours pour partir dans une recherche d’images qui s’apparente chez lui à la quête que mènent ses personnages. Si la majorité d’entre eux semblent être en manque d’amour, ce sont les embûches qui les empêchent d’y parvenir qui en viennent à peupler ses cadres, le paysage se voulant une forme de prolongement d’une tourmente intérieure d’où ils peinent à s’extirper. À la jungle hantée de Rebelle (qui demeure son film le plus achevé), nous voici plantés au Nunavut au centre d’un désert de glace où Lucy (Tatiana Maslany) et Roman (Dane DeHaan) vivent un amour fragile à l’ombre des figures paternelles qui les ont meurtris, elle dans le viol quotidien, lui dans la violence familiale.
 
À bien des égards, c’est le fantôme de leurs pères qui symbolise l’ours du titre, cette bête qui guette et qui fait de la première moitié d’Un ours et deux amants une succession intrigante de surprises en attente. Tout le monde se surprend, tout fait surprise. Dans ces steppes gelées où le moindre bruit trahit l’approche, la communauté nordique que filme Nguyen est percée de toute part par l’intrusion, par un manque d’intimité qui est évoqué d’abord par ces rencontres entre les personnages : l’un vaque à ses occupations, l’autre le surprend ; Roman tire à la carabine, le shérif reçoit un appel et va le surprendre ; le même Roman s’ouvre une bouteille, on coupe vers Lucy qui s’apprête à le texter avant de revenir à Roman qui s’en voit perturbé. En montrant l’intrusion avant qu’elle ne se produise, le film la réitère constamment, rapprochant ses personnages habilement, collés par une proximité qui, dans le froid de son décor, lui confère une forme de chaleur humaine dont on ne saurait trop se méfier. À l’image du cauchemar qui accable Lucy — celui de son père jamais nommé qui la pourchasse dans un long corridor —, voici des personnages qui ont fui cet ours qui ne cesse de les rattraper.
 
Là où Nguyen demeure fidèle à lui-même et qu’il se démarque, c’est dans la transformation de l’allégorie traumatique en incarnation cosmique : l’ours redouté devient ici un véritable ours polaire, ami inusité de Roman, qui survient à quelques reprises dans le récit pour lui prodiguer non sans ironie quelques conseils pour qu’il poursuive sa vie. C’est ici que l’auteur est le plus courageux, lorsqu’il donne la parole à cet animal anthropomorphisé qu’il identifie comme une divinité et qu’il maintient au regard des autres, les témoins de leurs conversations exprimant leur étonnement lorsqu’ils s’aperçoivent que « Roman peut parler aux ours ». Dans une seconde moitié où le couple décide de fuir vers le sud afin de démarrer leur nouvelle vie, Un ours et deux amants démontre encore une fois la capacité de Nguyen à jongler avec les genres pour détourner les attentes du spectateur alors que les personnages s’enfoncent dans un bunker de la Guerre froide abandonné depuis 30 ans. Cette scène, la plus réussie du film avec son ambiance qui rappelle celle du The Thing de John Carpenter, fait sortir l’ours, le monstre à l’intérieur de Lucy, jusqu’à ce qu’il s’en sépare et que, dans un acte précipité et cathartique, Roman parvienne à l’ensevelir dans le souterrain, hybridant la finale type des films de parasites (où l’on purge par le feu) à ce récit de corps et d’esprits brisés.   
 
Lorsque nous disions que l’onirisme de Nguyen en est un qui trouve son aboutissement par les moyens mêmes du cinéma, c’est qu’il faut souligner son plaisir toujours renouvelé à dépasser la nature stricte des situations qu’il filme et à chercher en elles quelque chose à manipuler, à s’approprier, comme les glaces qui se gonflent à la marée pour renvoyer à la respiration de Lucy, tellement que tout ce qui fonctionne pour le mieux dans son cinéma est constamment travaillé, recyclé pour aboutir en un mysticisme curieusement usiné, puisqu’il est toujours le fruit de la technique et de rien d’autre. Probablement trop rigoureux pour ceux qui auraient préféré un ésotérisme holistique, Nguyen trouve dans la construction du récit tout ce dont il a besoin pour mettre en œuvre ses univers réparateurs. Esquissée par deux comédiens particulièrement excellents, qui savent alterner bellement entre l’ennui et la complicité amoureuse, la pente abrupte qu’ils gravissent donne à voir une évolution psychologique heureuse et méritée, avec des variations de tons et de moyens qui se mêlent efficacement à l’atmosphère de conte angoissant sans qu’ils puissent eux-mêmes s’en affranchir totalement.
 
Car si Un ours et deux amants déçoit quelque peu là où Truffe et Rebelle épataient, c’est précisément dans cet isolement des personnages dans une structure qui semble les contraindre à un destin mis en œuvre par le cinéma — et seulement par le cinéma. Ainsi Nguyen est sans doute coupable de piéger des amoureux aux problèmes bien tangibles dans une idée onirique qui, bien qu’elle puisse servir à exprimer leur condition par l’allégorie, aboutit rarement à autre chose qu’à la figure de style efficace. La magie est ici à sens unique, elle sert à renforcer la peur mais bien peu à l’éclaircir, démontrant un certain manque d’ampleur pour un récit qui aurait pu profiter de plans plus longs, d’un ours moins cynique et de grâces plus enivrantes (notamment celle qui suit la sortie du trou de glace, écourtée par un montage trop pressé pour la poésie). En ce sens Kim Nguyen deviendra peut-être son propre pire ennemi, car à force de technique et de savoir-faire, il pourrait remplacer peu à peu l’instinctif par le structuré et préférer l'efficacité du rêve à sa fragilité.
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Critique publiée le 7 octobre 2016.