La guerre intérieure
Par
Olivier Thibodeau
Suite à la prolifération des tactiques de guérilla après le coup d’État cubain de 1959, la nature de la guerre s’est radicalement transformée, provoquant la désuétude des armées monolithiques d’autrefois au profit de petits escadrons embusqués. Conséquemment, la représentation cinématographique des conflits armés a beaucoup évolué, suppléant par un angoissant vide scénique le grand spectacle militaire à la David Lean. Preuves à l’appui, les plus grands classiques de la guerre du Vietnam, notamment Platoon (1986) et Full Metal Jacket (1987), mettent en scène des antagonistes virtuellement invisibles, guérilleros tapis dans la jungle ou dans les ruines urbaines, dérobés au regard myope des Occidentaux.
Digne représentant du cinéma de guerre post-Vietnam, Tank 432 capture parfaitement l’atmosphère anxiogène qui règne sur les champs de bataille modernes, misant sur la présence évasive des guerriers ennemis pour mieux en accentuer la puissance imaginaire. Il évoque en outre le spectre de la guerre civile grâce à une habile allégorie des entrailles. Malheureusement, le réalisateur et scénariste Nick Gillespie circonscrit ici la puissance iconographique de son œuvre à un canevas narratif obtus, vestige de la nouvelle littéraire qui l’a inspirée. Emblématisé par l’habitacle suffocant du Bulldog, scène d’un maladroit et accaparant huis clos, celui-ci en étouffe effectivement tout le potentiel discursif.
Errant dans la campagne britannique, traqués par des individus masqués qui se dérobent au regard aussi subitement qu’ils y apparaissent, un petit groupe de soldats recherchent désespérément un abri afin d’y panser leurs blessures et de prendre un peu de repos. Après la visite traumatisante d’une ferme déserte jonchée de cadavres décapités, ils découvrent finalement le véhicule titulaire, dont la panse est remplie de caisses diverses. C’est là que le bataillon élira domicile pour les jours suivants, alors qu’ils y sont faits prisonniers par une cloison bloquée. C’est là également qu’ils découvriront le mystérieux casus belli d’un conflit dont les tenants leur échappent cruellement.
Débutant in media res, alors que les protagonistes arpentent la forêt sur le qui-vive, le doigt sur la gâchette et la crosse contre l’épaule, le film nous immerge violemment dans le monde de la guérilla moderne. Usant du bruit amplifié de mains affairées au maniement des armes, il évoque éloquemment le sentiment d’appréhension des soldats face à une menace invisible, offrant en outre un contraste subtil au silence de mort qui règne aux alentours. Source d’une oppressante tension dramatique, l’alternance de pittoresques tableaux pastoraux et de scènes d’action nerveuses supporte également l’idée d’un danger élusif, tapi sous la surface sérénissime d’un monde pacifié. Elle préfigure en outre la nature intestine du mal qui ronge les personnages et leur société.
Le concept de guérilla moderne est également défendu par tous les éléments scénaristiques du film. En effet, non seulement est-ce que la désorientation diégétique des soldats, livrés à leurs propres desseins par l’absence d’une autorité centrale, est-elle symptomatique de l’éparpillement militaire contemporain, mais les nombreuses références à la guerre en Afghanistan nous donnent un point de référence encore plus spécifique. Le spectacle d’otages encagoulés vêtus de combinaisons orange est particulièrement éloquent tant il réfère à l’horreur de Guantanamo, alors que la nature des antagonistes évoque notre conception populaire des guerriers talibans. Barbares élusifs devenus croque-mitaines surpuissants, leur monstruosité est ici tributaire aux dérives de l’imaginaire occidental, dont ils semblent être de simples excroissances. Protéiformes et éthérés, ils deviennent alors les symboles caméléonesques d’une infamie exagérée, projetée par leurs ennemis pour mieux cacher les sombres desseins qui les animent.
L’iconographie diégétique est foisonnante, et elle profite d’un astucieux contrepoint entre la quiétude pastorale et l’hystérie militaire. Malheureusement, tout s’écroule lorsque Gillespie transpose l’action du film à l’intérieur du véhicule blindé. Limitant ses options de mise en scène à une poignée de plans claustrophobes, le réalisateur y sacrifie non seulement la qualité anxiogène du champ de bataille, mais aussi la beauté pittoresque de la nature, laissant tout le développement narratif entre les mains de six personnages unidimensionnels, dont l’un ne prendra jamais la parole. N’usant plus des plans extérieurs que comme signifiants du temps qui passe, il dépouille ceux-ci de leur pouvoir d’évocation, les mettant au service d’un récit redondant et soporifique qui aura tôt fait de compromettre tous ses efforts techniques précédents.
Le plus grave péché commis par Gillespie lorsqu’il emprisonne ses personnages de la sorte, c’est qu’il y emprisonne également le récit, sacrifiant la qualité universelle de celui-ci pour mieux le confiner dans un vieux carcan usé. Fidèle aux impératifs narratifs du film d’enquête, il se résume alors à une simple quête d’indices, misant sur des frictions interpersonnelles d’usage, des découvertes accidentelles et des révélations incongrues pour épaissir la sauce. À la fin, il ne reste finalement plus que l’anticipation de la chute pour motiver notre intérêt, si bien que lorsque celle-ci se révèle digne des pires productions de série Z, ce n’est pas seulement notre enthousiasme qui meure, mais l’énorme potentiel symbolique de l’œuvre.
Critique publiée le 29 juillet 2016.