Il faut imaginer un long cylindre sortir du ventre de la Terre, un cylindre creux, rempli de verres grossissants, une sorte d’interminable périscope qui percerait le sol partout où on l’a fragilisé de souillures humaines : cette longue vue aurait le don d’ubiquité – forcément, puisque pratiquement tout aujourd’hui est pollué – et serait la lunette de l’astre sur nous – «
Ah Humanity! ».
Ah Humanity! est un film sur la perception qu’a la Terre des Hommes, prise comme Terre des Hommes, c’est-à-dire au regard de ce qu’on nomme l’anthropocène, soit la délimitation chrono-géologique à partir de laquelle il faut considérer l’espèce humaine comme un agent déterminant des changements que la planète subit (période qu’on fait débuter généralement à partir du tournant du 18
e siècle, de pair avec l’industrialisation). L’articulation du concept passe dans
Ah Humanity! par le confinement du regard du spectateur dans un seul iris mobile, qui restreint la vision par sa circularité variable, aux ondulations aléatoires et quasi organiques; le dispositif visuel est pleinement assumé et circonscrit le film dans une démarche de perception exploratoire, où les grands du Sensory Ethnography Lab de l’Université Harvard qui nous avaient offert
Leviathan décodent l’humanité morceau par morceau, avec la distance disproportionnée de l’entomologiste et la vision perverse d’un sous-marin nucléaire à la recherche d’une cible.
Ainsi de petits fragments s’assemblent, des bateaux, un bombardier, des cheminées fumantes, des déchets, des travailleurs en combinaisons de toutes sortes, des bâtiments délabrés, des morceaux pour un monde de dépeuplades, bordé par la consommation et la répercussion de ses énergies épuisées. On nage dans l’atmosphère du post-apocalyptique, on reste pantois devant cette suspension temporelle qui donne aux visages et aux objets l’impression de nous provenir d’un futur antérieur, d’un futur possible que la caméra semble capter à travers le temps d’un passé que nous nous apprêtons à connaître. Les changements radicaux que montre l’anthropocène,
Ah Humanity! sait ne pas les digérer, nous les donner en blocs, sans les analyser ou leur trouver de liens de causalité directe avec des industries particulières. Au contraire, nous voici au royaume de l'indirect, qui prend pour base l’imaginaire du nucléaire de l’après-Fukushima, avec ses compteurs Geiger pour battre le tempo du nouveau quotidien japonais. Globalisée à l’image des retombées nucléaires qu’elle évoque, cette perception omnisciente que le trio travaille si bien se regarde comme un sombre poème visuel et sonore composé de bribes de matière consommée, puisque partout où les cinéastes braquent leur caméra et partout il faut voir les matériaux transformés, déplacés, assemblés, toute la manufacture humaine puisant du sol l’ensemble de ses fruits renouvelables afin d’en faire de l’éternellement périssable.
De la même manière que son image élabore une logique sélective et anthropogénique, le travail sonore dirigé par Ernst Karel est composé de compteurs, de sismographes, de radars, de tout un paysage sonore qui traduit ce que l’Homme comprend de sa Terre, inversant en quelque sorte la subjectivité de l’image (qui est donc celle de la Terre regardant l’Homme) avec un tel froid, un tel malaise que le paysage sonore de
Ah Humanity! ne cherche jamais à entrer en dialogue avec son image, mais bien à montrer deux registres, deux grands mouvements qui font tourner le monde : la Terre qui gronde de souffrance et les Hommes qui l’auscultent à la recherche de la pénultième exploitation possible de sa chaire, soit la rentabilisation totale d’une surface dont la fragilité est constamment remise en question. Le travail
a contrario de l’image et du son participe à créer au sein du film des collisions fascinantes, feux d’artifice où le discours sur la perception se dédouble d’un autre, plus large, sur le politique et la façon dont chacun perçoit ce qu’il veut bien de l’anthropocène sur la base de perceptions variables (humaines, esthétiques, mécaniques, informatiques, politiques, économiques) qui nous donnent le monde à lire.
Ah Humanity! tremble de ses circonvolutions désaxées et de ses gestes captés qui n’en finissent plus de faire imploser le tout petit cadre circulaire auquel s’est restreint le Sensory Ethnography Lab. Et à l’instar de
Leviathan, cette dernière proposition touche au sublime sans jamais oublier qu’aux sources de celui-ci se trouve la mise en cause de la vie – la nôtre, la sienne – et des paramètres qui l’ont engendrée.