DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Journey to the Shore (2015)
Kiyoshi Kurosawa

Métaphysique du deuil

Par Ariel Esteban Cayer
Il ne fait aucun doute que Kiyoshi Kurosawa emploie la figure du fantôme comme George Romero utilisait autrefois celle du zombie : déployant autant de ces créatures qu’il y a d’anxiétés et de maux sociétaux dont il faut discuter, dans une œuvre délicate, dédiée à l’exploration méthodique (même exhaustive) de tout ce qui à trait, de près ou de loin, au fantomatique dans la société japonaise.

Car même lorsqu’il ne traite pas explicitement du surnaturel, Kurosawa met en scène la hantise. Après tout, comment mettre en image toute une génération perdue (Bright Future)? L’errance d’un homme salarié soudainement sans emploi (Tokyo Sonata)? Le deuil d’une mère en quête de vengeance (Penance)? Ou bien l’inconscient même, peuplé d’idées philosophiques personnifiées (Real)?

Avec Journey to the Shore, une adaptation du roman éponyme de Kazumi Yumoto, Kurosawa délaisse une conception purement antagoniste du spectre (voir : Pulse, Séance ou Retribution) pour traiter du deuil, tout simplement, dans le cadre d’un road movie métaphysique, sentimental et paisible. Ainsi, Yusuke (Tadanobu Asano) réapparait dans la vie de sa femme Mizuki (Eri Fukatsu) suite à une absence inexpliquée de trois ans. En chair et en os dans son salon, accoutré d’un manteau d’un orange éclatant et chaleureux (en contraste immédiat avec la déco grise et endeuillée), il lui révèle être mort en mer, son corps s'étant éventuellement échoué sur une plage.

Seul un périple jusqu’au lieu de sa mort saura le libérer de son errance dans le monde des vivants, et il désire l’entreprendre avec elle. Elle accepte cette intrusion surnaturelle sans broncher et ensemble, ils découvriront un Japon rural hanté, où cohabitent vivants et morts, et à travers lequel Mizuki apprendra à connaître un homme qui lui était au final aussi étranger dans la vie que dans la mort.

Kurosawa poursuit ici sa transition vers un cinéma plus lumineux et mélancolique, esquissant, dans ce mélodrame aux forts penchants classiques (voire nostalgique, trame sonore larmoyante à l’appui), un très joli film sur la spiritualité en temps de deuil. L’idée sous-jacente étant celle de veiller sur ses morts, et ainsi, de s’aider soi-même à guérir, l’occasion est certes moins d’explorer de nouvelles thématiques, mais bien de concevoir différemment de notre relation à l’au-delà (l’association du fantomatique au deuil étant quelque peu une évidence, il en convient). Bien loin sont les recoins ténébreux desquels surgit l’horreur : Journey to the Shore met plutôt en scène le flux incessant entre « l’ici » et « l’ailleurs », entre la civilisation et la nature, entre l’ombre et la lumière, en dépit de quoi naît la douleur, le ressentiment et l’incompréhension.

Ainsi, la caméra de Kurosawa devient révélatrice de tensions fondamentales, exploratrice, non pas d’une différence mais bien d’une symbiose entre deux aspects d’un même monde, en alternance solide et spectral. Fort d’une mise en scène de l’espace toujours impeccable, dénotant encore une fois toute transition vers un « ailleurs » de jeux de lumière ingénieux et de raccords brouillant les pistes entre la perspective du fantôme et celle du mortel, le cinéaste de soixante ans signe avec Journey to the Shore une œuvre thématiquement mineure mais autrement splendide; une mise en image sensible et cohérente de l’assombrissement de l’esprit aux prises avec la mort, ainsi que du processus d’acceptation de celle-ci, au fil duquel il devient, tout simplement, plus paisible de vivre.
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Critique publiée le 13 octobre 2015.