DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Right Now, Wrong Then (2015)
Sang-soo Hong

Leçon d'humilité

Par Ariel Esteban Cayer
Écrire sur Hong Sang-soo consiste à cerner l’expérience cumulée de ses nombreux films : une certaine impression de déjà vu, mais surtout le plaisir d’un retour en terrain connu et d’un nouveau casse-tête à résoudre. Car ici, comme à l’écran, il ne suffit pas de soulever des observations, mais bien de trouver de nouvelles façons d’écrire et, avec un peu de chance, d’élucider ces choses dont la simplicité est souvent insaisissable.

Dans le même ordre d’idées, il serait facile d’accuser le cinéaste de 53 ans de faire essentiellement la même chose depuis (au moins) Hahaha (2010). Certes, Right Now, Wrong Then a tout du Hong Sang-soo des plus typiques : on y découvre la journée d’Ham Chun-su (Jeong Jae-young, tenant un rôle similaire à celui d’Our Sunhi de 2013), un cinéaste arrivé trop tôt dans la ville de Suwon pour la projection commentée de l’un de ses films. Le réalisateur a quelques heures à tuer, fait crochet par le temple et y rencontre une jeune peintre timide, ravissante, du nom de Hee-jung (Kim Min-hee). Les deux passent la journée ensemble (visite d’atelier-thé-souper) et Chun-su tentera tant bien que mal la conquête, sans toutefois être particulièrement honnête sur sa situation maritale…

Encore une fois, Hong porte son regard patient sur le jeu du désir entre l’homme et la femme, ainsi que sur les rituels qui en découlent. Son protagoniste est familier : un cinéaste-professeur imbu de lui-même mais néanmoins attachant dans sa maladresse, qu’Hong dépeint avec son habituel mélange d’amour et de dérision. Comédie d’erreurs, qui se déploie à force de conversations codées, de slaloms verbaux, de malentendus et d’attentes déjouées, la journée prend ainsi plusieurs mauvais tournants… Jusqu’à ce qu’elle recommence du tout au tout.

Au sein d’une œuvre rigoureuse, construite d’incessants jeux structurels, de subtils dédoublements et de répétitions calculées, (pensons, par exemple, à l’éternel retour de The Day He Arrives, ou encore la rêverie en trois actes de In Another Country), la structure bipartite de Right Now, Wrong Then ne devrait pas étonner autant. Elle surprend néanmoins en ce qu’elle a d’absolue, d’idéale : comme si, de film en film, Hong travaillait vers celle-ci et qu’ici, il parvenait à épurer sa démarche jusqu'à son ultime configuration.

Simplement, Hong nous laisse voir ce qui serait arrivé si Ham avait été honnête et qu’Hee-jung avait agi différemment face à ce tombeur. Au fil de subtiles différences d’écriture, d’interprétation et de mise en scène, Hong dévoile son « même film » deux fois (ou pour la 17e fois, c’est selon), la différence étant qu’ici, par la simple juxtaposition des choses, il parvient à déterrer un monde de possibles jusqu’alors enfoui sous la diégèse, dévoilant toutes ces bifurcations autrement implicites à son cinéma.

Le film se dévoile tel un diagramme de Venn, dont le centre serait à la fois rhizome déterré, foisonnement et écho infini de l’œuvre dans l’esprit du spectateur. Assistons-nous au déploiement d’un univers parallèle? Aux attentes d’Ham déployées à l’écran post facto? Au film idéal qu’Hong lui-même aurait voulu réaliser suite à « l’échec » du premier? Ou bien à l’après-midi rêvée d’Hee-jung? Toutes et aucunes de ces réponses sont valides : la révélation de Right Then, Wrong Now / Right Now, Wrong Then (car le générique joue bel et bien deux fois) est peut-être tout simplement celle d’attirer notre attention sur la virgule (,) joignant la « mauvaise » et la « bonne » version de la journée.

Ainsi, la « simplicité » latente au cinéma d’Hong Sang-soo devient une source de complexité psychologique infinie : celle du non-dit (la coupe?), créée par deux moitiés (deux façons d’agir / filmer) se réverbérant sans cesse l’une contre l’autre, laissant la porte ouverte à toutes les variantes possibles et imaginables. Hong en arrive à une leçon d’humilité redoutable (et assez culotée, il va sans dire), un film sur (la potentielle) honnêteté entre l’homme et la femme, mais aussi sur celle qui lie le cinéaste et son public. C’est-à-dire qu’Hong ne prétend plus savoir quelle bonne avenue nous indiquer, choisissant plutôt de confronter son public à l’expérience circulaire de son cinéma, et par extension, du quotidien. Ainsi, il signe assurément son film le plus simple et, paradoxalement, le plus prodigieusement productif de sens.

C’est à se demander : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?
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Critique publiée le 10 octobre 2015.