La complainte est devenue une rengaine : dès qu’il est question de mettre en branle une œuvre biographique sur une personnalité toujours vivante ou récemment décédée, des proches, la famille, des amis, quelqu’un en tout cas se lèvera pour protester contre l’existence même du projet avant qu’une seule image ne soit tournée, alors rien d’étonnant à ce que personne ne se soit étonné quand la veuve de David Foster Wallace et sa maison d’édition ont contesté la production de
The End of the Tour, une adaptation du livre de David Lipsky,
Although of Course You End Up Becoming Yourself. Enfin, il ne s’agit pas tout à fait d’un livre de David Lipsky puisque sa propre voix y demeure en retrait, se contentant de transcrire intégralement les mots qu’il a échangé en 1996 avec Wallace lorsqu’il l’a accompagné pour quelques jours à la fin de la tournée promotionnelle d’
Infinite Jest, le livre qui a consacré Wallace comme « génie » dans les médias (Lipsky devait en tirer un profil pour le
Rolling Stone, mais l’article a été décommandé). Autrement dit, les dialogues de
The End of the Tour reprennent pour l’essentiel les mots exacts que Wallace et Lipsky ont prononcés, ce qui devrait garantir une certaine « fidélité au réel » faisant défaut à la majorité des œuvres biographiques.
Or, une reconstitution minutieuse de la petite histoire ne nous permet pas nécessairement de mieux comprendre le Grand Art : l’Art n’a pas de compte à rendre avec l’Histoire, comme le dit le slogan, mais à l’inverse, ce qui serait plus approprié ici, l’Histoire peine à rendre compte de l’Art. Et justement, représenter David Foster Wallace à l’écran pose un problème particulier, de nature artistique plus que biographique, car que l’on connaisse les écrits de Wallace ou non,
The End of the Tour porte en partie sur la relation conflictuelle d’un écrivain avec sa célébrité nouvelle et subite, un artiste particulièrement conscient du piège que pose cette célébrité – pour les curieux, le piège va ainsi : si l’artiste nouvellement célèbre avoue qu’il convoitait toute cette attention médiatique il paraîtra bien vain puisque tous savent que les artistes vivent de peu et même encore mieux de rien, la réclusion et le désespoir, voilà ce que leur inspiration exige, mais si au contraire l’artiste affirme qu’il ne pense qu’à son art, ces propos seront perçus comme un rôle bien appris (l’artiste-qui-joue-à-être-au-dessus-de-toutes-ces-bassesses-parce-qu’il-est-trop-pur) qui cache en réalité un besoin vif de recueillir moult éloges, car nous savons bien par expérience qu’à moins d’être solipsiste il n’y a rien de mieux qu’une bonne tape dans le dos de la part de nos pairs pour se sentir valorisé dans notre travail, donc non, personne n’est au-dessus de cela, mais les artistes ne doivent pas vouloir ça non plus, une double contrainte fort périlleuse pour l’artiste qui s’y retrouve confronté du jour au lendemain – alors forcément la question se pose : comment faire un film pour rendre hommage à un écrivain qui refuse d’être traité en « célébrité », c’est-à-dire un écrivain qui ne refuse pas la célébrité elle-même (il veut être lu après tout), mais qui se méfie de tout ce qui vient avec, le cirque médiatique en particulier, et donc, justement, la possibilité de se voir hollywoodianisé (ou sundancisé)?
Question épineuse, que
James Ponsoldt résout avec brio en évitant de se la poser – retour en arrière :
Smashed, 2012, les efforts d’une alcoolique pour devenir sobre mettent son couple en péril ;
The Spectacular Now, 2013, un adolescent alcoolique doit apprendre à voir plus loin que le moment présent ; l’ombre de Wallace flottait déjà au-dessus des films précédents de Ponsoldt, ces personnages dépendants à des plaisirs immédiats qui taisent leur désespoir nous rappelant l’un des thèmes-moteurs d’
Infinite Jest, à la différence que le cinéaste prêche pour un contact sincère avec l’autre qui prend parfois les allures d’un conformisme bienpensant, ce qui finit par diminuer quelque peu la portée des forts beaux moments de cinéma qui parsèment tout de même ses films. Revenu en 2015, nous voilà face à un écrivain, David Foster Wallace (
Jason Segel), qui n’a cesse de parler de la solitude, qui se prive de télévision parce que sinon il ne pourrait pas arrêter de la regarder, qui a déjà été mis sous surveillance pour prévenir un suicide, qui vit seul avec ses chiens parce que ça semble plus simple que de côtoyer des êtres humains… Bref, nous voilà face à un Wallace si isolé et dépressif que toutes ses observations sur (entre autres) notre relation à l’industrie du divertissement ne semblent qu’une manière d’exprimer ce désespoir, comme s’il ne croyait pas vraiment à ce qu’il dit, ou comme si sa dépendance à la télévision ne disait rien sur la nôtre. Alors il en va de même pour sa célébrité : toute personne saine d’esprit saurait l’apprécier, quand Wallace émet ses doutes, c’est sa dépression qui parle plutôt que son intelligence.
Par exemple, la dernière phrase prononcée par le Wallace de Ponsoldt, «
I’m not so sure you want to be me » devrait s’entendre « Je ne pense pas que tu devrais envier ma célébrité, c’est moins plaisant que tu ne le penses », une mise en garde adressée à Lipsky (Jesse « Mark Zuckerberg »
Eisenberg) qui ne peut comprendre les réticences de Wallace à accepter sa visibilité nouvelle sur la place publique, mais telle que jouée par Segel, et survenant peu après l’aveu difficilement soutiré de ses pensées suicidaires (celles de Wallace), la réplique s’entend plutôt comme « pourquoi voudrais-tu vivre mon malheur? » De plus, le film commence en 2008 (ou
Year of Dairy Products from the American Heartland), au moment où Lipsky apprend le suicide de Wallace, ce qui lui rappelle ces cinq jours de 1996, une structure qui nous invite à chercher dans les images la cause de ce geste tragique plutôt qu’un dialogue stimulant qui ouvre à sa pensée (ce qu’était d’ailleurs
Although of Course…, une belle introduction à Wallace).
Le travail d’adaptation exigeait interprétation, il fallait sélectionner, élaguer, structurer, et peut-être, à la limite, pourrions-nous concéder que Ponsoldt et son scénariste, le dramaturge Donald Margulies, offrent une interprétation valable dans la mesure où la dépression (bien réelle) de Wallace a sans doute participé d’une manière ou d’une autre à sa créativité, mais que reste-t-il du David Foster Wallace extrêmement drôle, vivant, qui décrivait ses contemporains avec une acuité peu commune, ce qui implique qu’il était particulièrement branché sur le monde et non en retrait, et que reste-t-il des circonvolutions de sa pensée, sa façon de se retourner sur (et non contre) elle-même pour mieux se comprendre, une conscience de soi inspirante que Ponsoldt semble méprendre pour des hésitations paralysantes – que reste-t-il, donc, du David Foster Wallace que j’ai appris à aimer dans ses écrits? Impression d’inquiétante étrangeté, pour le fan, que de reconnaître ses idées, ses mots, sa gestuelle parfois, mais en même temps de ne pas les reconnaître, comme si on avait volé l’âme de l’artiste pour lui en substituer une nouvelle, à la
body snatchers…
La faute n’en revient pas tout à fait à Segel, ou du moins son interprétation est moins à mettre en cause que son casting : impeccable à première vue, pour la ressemblance physique, l’humour, l’intelligence et ce «
regular-guy-ness » que Wallace décrit comme son meilleur atout et qui est bien présent aussi chez Segel, il reste qu’il y a quelque chose d’infiniment faux dans le fait d’utiliser une vedette pour interpréter l’écrivain, alors peu importe la qualité de l’interprétation de Segel (qui serait formidable dans un autre film), le casting impose au personnage une perception (qu’il est une star) que lui refusait. Cela dit, la pensée de David Foster Wallace ne se réduit pas à cette question de la célébrité et dans l’absolu l’écrivain n’est sûrement pas irreprésentable, mais pour parvenir à l’incarner à l’écran, toute œuvre devrait d’abord se montrer consciente du paradoxe qu’elle doit mettre en scène, ce que Ponsoldt néglige, peut-être parce qu’il s’intéressait surtout à l’amitié naissante entre deux écrivains, un aspect plus réussi mais limité encore une fois par ce conformisme bienpensant.
Ponsoldt, au fond, se sent comme le Lipsky qu’il met en scène, intimidé par un génie qu’il admire, un peu jaloux de son succès, mais au lieu d’écouter ce que son maître peut lui enseigner, Ponsoldt lui coupe la parole et refuse de s’engager par rapport à sa pensée, alors il se retrouve, comme Lipsky dans le dernier plan, à jouir aujourd’hui d’une renommée acquise en se présentant comme le porte-parole de l’écrivain, et le voilà en route pour les Oscars.