Fixer le vide
Par
Olivier Thibodeau
The Blue Hour démarre sur une série d’images surdéterminées qui, malgré leur qualité photographique, ne font qu’appuyer le caractère insipide du drame amoureux qui prend alors naissance. On y voit le jeune Tam, protagoniste homosexuel du récit, recroquevillé sur la surface rigide d’un court de tennis extérieur, la lèvre brisée après une altercation étudiante implicite dont on devine immédiatement la nature étant donné sa place proéminente dans l’imaginaire collectif contemporain. Tam est victime d’intimidation. Tout simplement. Et il se métamorphose de facto en personnage tragique, figure emblématique d’une forme de théâtre opportune où les archétypes resurgissent férocement pour mieux orienter la lecture d’un spectateur gavé à la propagande anti-bullying. C’est donc à travers de simples lieux communs que le récit prend racine, évoluant ensuite au gré de laborieux développements, d’affligeants excès de sentimentalisme et de péripéties surnaturelles incongrues garants d’un ensemble narratif hétérogène et insatisfaisant.
Comble du déterminisme qui caractérise l’œuvre, l’homosexualité de Tam se révèle bientôt comme son unique trait de caractère, seul vecteur de l’intelligibilité de son drame et des réactions antagonistes dirigées contre lui par des personnages secondaires purement fonctionnels. On observe donc le jeune homme alors qu’il s’affuble de la boucle d’oreille emblématique des hommes de sa persuasion, se lavant ensuite les organes génitaux en vue d’un rendez-vous galant dans une piscine désaffectée. C’est ainsi que démarre son histoire d’amour avec le séduisant Phum, avec qui il partagera baignades cathartiques, rendez-vous secrets à travers les bas-fonds d’une métropole labyrinthique, et balades en moto sur fond de crépuscule lilas. Chronique épisodique d’une relation banale, le film change brusquement de cap à la mi-parcours, introduisant des événements surnaturels confondants qui, faute de mettre en relief les éléments dramatiques du récit, causent plutôt un enchevêtrement inextricable de minces trames narratives. Le spectateur se retrouve alors face au nœud gordien, confronté à une énigme lassante dont le seul remède lui semble bientôt être la fuite.
Ce qui nous frappe le plus dans ce film d’auteur générique, dont la légitimité provient non pas de sa mixtion forcée de genres cinématographiques immiscibles, mais de la nature légèrement subversive de son propos, c’est le sentiment de vide anesthésiant qui s’en dégage. Tare proéminente de l’œuvre, la bande sonore se révèle ainsi comme le principal coupable de toute cette débandade. Alternance de longs silences creux, de mélodies sirupeuses, et d’incantations atmosphériques d’usage, toutes télégraphiées par de grossiers éléments narratifs, celle-ci dénote un malheureux manque d’imagination qui trouve son reflet dans la nature fonctionnelle des personnages secondaires, Des quelques parents et camarades de classe qui gravitent autour de Tam et Phum, on ne retient en effet que très peu de choses, si ce n’est que leur superficialité et leur intransigeance. Apparaissant sporadiquement pour tourmenter le protagoniste, ceux-ci sont cantonnés à des lieux et des fonctions étroitement circonscrites, ne parvenant ainsi jamais à transcender leur nature platement archétypique, soit celle de simples obstacles à l’expression d’un amour surdéterminé aux minces racines narratives.
Cause proéminente de l’inefficacité de l’œuvre, ce sentiment de vide est en outre lié à l’écrasante fadeur émotionnelle des protagonistes. On note à cet effet l’affect plat qui caractérise chacune de leurs scènes d’intimité, si bien que c’est finalement leur seul statut d’amoureux homosexuels qui en vient à les définir, plutôt qu’un effort honnête de personnalisation de la part de l’auteur. Le pouvoir d’évocation du film se trouve du coup transféré aux décors, dont l’esthétisme est intimement lié à un dépouillement spatial qui ne fait qu’exacerber le vide ambiant dans un cycle inextricable d’autodestruction. La vacuité est telle que le spectateur en vient bientôt à implorer la venue des forces de l’au-delà, dont l’absence matérielle nourrira encore le vide, l’élevant bientôt au statut de leitmotiv. L’incursion soudaine du récit dans le surnaturel trouve d’ailleurs sa seule légitimité dans cette opération puisqu’elle détone autrement avec le style réaliste préconisé en début de parcours, donnant au film une personnalité schizoïde qui ne fait qu’accentuer l’aliénation du spectateur de son propos échevelé.
The Blue Hour pèche également par redondance, revisitant ad nauseam un éventail limité de lieux, allant même jusqu’à réutiliser certains plans pour mieux servir de transitions entre les éléments disparates du récit. On revoit ainsi cent fois la moto de Phum cadrée à vol d’oiseau alors qu’elle se gare près de l’édifice abritant la famille de Tam. Le mère de ce dernier se trouve quant à elle confinée à un petit salon obscur, seul lieu de rencontre avec son fils et solide chaîne la rattachant inéluctablement à l’univers domestique, lieu d’assise du traditionalisme qui la dévore tout entière. Et bien que la seconde partie semble promettre un certain renouveau iconographique, elle nous confronte plutôt à une errance perpétuelle des protagonistes dans des lieux sombres et déserts, nous proposant même à une scène particulièrement laborieuse où Tam explore des cabinets d’aisance vides pendant de longues minutes, moussant l’anticipation d’une révélation significative qui ne vient jamais.
C’est finalement sous le signe de la confusion que le film prend tout son sens, confusion narrative et confusion d’intention. Non seulement est-ce que l’introduction tardive de la trame spectrale sous-jacente empêche-t-il une intégration organique des éléments fantastiques et réalistes du récit, mais l’entière démarche de l’auteur se trouve essentiellement lacunaire. Celui-ci confond ainsi contemplation avec vacuité, et sens avec absence, accouchant d’une œuvre dont le vide intrinsèque constitue la seule constante. La beauté de certaines images parvient certes à élever l’ensemble, mais elle ne permet jamais au spectateur d’émerger hors des eaux vaseuses où baigne le jeune Tam, le forçant comme lui à observer l’univers diégétique à travers un voile trouble et suffocant.
Critique publiée le 13 août 2015.