« Dans la lignée des plus grands Hitchcock », nous promet le slogan promotionnel des Yeux rouges. Voilà qui relève bien évidemment de l’hyperbole, le film d’Yves Simoneau s’apparentant plutôt à un giallo de seconde zone qui multiplierait les fausses pistes soulignées avec insistance. Mais force est d’admettre que ce petit récit policier, tourné dans la Vieille Capitale à une époque où le cinéma québécois commençait à peine à flirter avec le genre, dépasse pour notre plus grand plaisir le simple statut de curiosité historique. Remettant en question certains fondements du genre dans lequel il s’inscrit, cultivant notamment une distance critique en ce qui a trait à la violence qui y est infligée de manière systématique aux femmes, cet exercice de style articule un discours d’une surprenante pertinence sur les conventions qu’il s’approprie.
Dans la Haute-Ville de Québec, un mystérieux voyeur s’en prend la nuit aux femmes seules – ses agissements instaurant un climat de paranoïa parmi les habitants, qui se suspectent les uns les autres d’être le fameux prédateur. Pour la porte-parole d’un groupe féministe, invitée à donner son opinion sur la question dans le cadre d’une émission de radio, il s’agit d’une manifestation parmi tant d’autres d’un phénomène social généralisé : « Je vous donne un exemple banal : si vous vous promenez dans la rue ou si vous êtes assise dans un bar, automatiquement chaque fois vous vous faites achaler… » Mais lorsque le voyeur devient un tueur, la tension monte d’un cran; et la police doit retrouver l’homme, avant qu’il ne fasse une seconde victime. Même le livreur de poulet devient alors un suspect potentiel, la caméra de Simoneau traitant chaque protagoniste masculin avec une méfiance équitable.
Sur le plan technique, Les yeux rouges repose sur une réalisation honnête – dont le petit côté approximatif n’est pas dépourvu de charme, bien au contraire. Simoneau dévoile avec ce second long métrage une belle maîtrise des codes du genre. Les plans subjectifs qui viennent relayer le point de vue du tueur semblent avoir été empruntés au Black Christmas de Bob Clarke ainsi qu’aux premières œuvres de Dario Argento. Certaines séquences surréalistes détonnent habilement de l’ensemble, ajoutant une touche atmosphérique plaisante. Mais la facture du film rappelle malgré tout la télévision, encore ancrée à l’époque dans une certaine rigidité théâtrale; et le rythme souffre de quelques flottements, durant lesquels les dialogues s’étirent drôlement et les échanges quelque peu anodins se substituent à une progression narrative plus implacable.
C’est en plaçant clairement son récit par ailleurs plutôt classique dans le contexte d’un essor du féminisme que Les yeux rouges tire son épingle du jeu. La menace invisible du voyeur est vite rattachée à une force patriarcale réactionnaire, qui vient régir l’ensemble de la société mise en scène par le film. Les femmes s’émancipant sont jugées et punies pour leurs « mœurs relâchées », comme dans plusieurs films du genre, mais le scénario évite toute ambiguïté morale en se rangeant clairement du côté des victimes. De plus, le dévoilement de l’identité du tueur lors du dernier acte confirme la position d’autorité qu’occupe celui-ci – sa vision rétrograde du monde n’étant pas rattachée à une quelconque marginalité aisément isolée, mais à une norme qui s’impose par le biais de la violence.
La cohérence de ce discours suffit à faire du film un objet culturel pertinent. Mais l’intérêt des Yeux rouges repose aussi sur son utilisation judicieuse du Vieux-Québec, espace à la croisée des temps qui sert d’arrière-plan à une opposition entre une pensée séculaire, résolument dépassée et la modernité qui tente tant bien que mal d’y succéder. Ce décor particulier, qui revêt ainsi une dimension symbolique, devient une extension de préoccupations auxquelles le scénario fait allusion de manière parfois trop appuyée, mais toujours honnête; des préoccupations qui se veulent aussi le reflet d’un Québec progressiste, composant déjà tant bien que mal avec l’héritage complexe de la Révolution tranquille. Ne serait-ce que pour cette raison, le film d’Yves Simoneau mérite indéniablement d’être redécouvert.
6 |
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |