En route vers la forêt
Par
Olivier Thibodeau
La vague de suicides inexpliqués sévissant depuis maintenant douze ans dans la petite ville galloise de Bridgend constitue certes un fait divers digne d’une exploration cinématographique. Or, personne n’aurait pu prévoir la pertinence miraculeuse du film éponyme signé par le Danois Jeppe Rønde, dont l’hypothétique drame adolescent s’inscrit dans une étude de milieu si sensible et perceptive que le spectateur s’y voit bientôt hurlant à la voûte étoilée à l’instar de ces personnages, vénérant la mort comme s’il s’agissait de la seule clé des champs que son esprit brumeux puisse imaginer. Partagée entre les aliénants décors naturalistes du kitchen sink realism et les somptueux paysages forestiers s’étendant aux abords de la ville, l’action du film oscille ainsi constamment entre la mort et la vie, questionnant sans cesse la parenté de l’un et l’autre dans un vaillant effort de représentation qui frise non seulement le génie philosophique, mais aussi le génie pictural.
Après une enfance passée à Bristol avec ses parents, la jeune Sara (Hannah Murray de Game of Thrones, dont les fans insatiables se pressaient tout autour de moi lors de la projection) revient au patelin sa mère en moins, réintégrant la poussiéreuse maison familiale avec son père policier. Déjà affligée par la séparation de ses parents, elle rencontre vite dans le Bridgend de son enfance une confrérie de jeunes gens troublés qui l’accueillent aussitôt parmi « eux », invitant cette douce protagoniste éperdue d’équitation à joindre leur meute férale. De soirée en soirée, Sara se retrouve donc à danser ivre dans les pubs miteux et dans les chaumières oppressantes de l’endroit, participant en outre à de folles excursions sous la coupole sylvestre, là où les membres de sa petite troupe marginale se laissent flotter dans les eaux sombre d’un lac verdâtre, baignés d’une étrange lueur rouge, hurlant le nom de leur amis disparus pour mieux communier avec l’au-delà presque enviable qui se déploie de façon aguichante tout autour d’eux. Il ne suffit plus alors que de savoir si l’attrait hypnotique de la mystérieuse forêt ayant déjà engouffré légion de ses contemporains deviendra également le tombeau de Sara, pour qui la corde se resserre autour du cou à mesure que le récit progresse et que ses angoisses s’exacerbent inexorablement.
Cherchant avant tout à brosser un portrait sensible de l’insaisissable malaise intestin qui ronge la ville, l’auteur use de subtiles techniques de distanciation et d’un léger décalage des images propres au film pour adolescent afin d’atteindre son but, accouchant ainsi d’une oeuvre texturée et mystérieuse qui ne cède jamais au sensationnalisme auquel son sujet semble vouloir se prêter. On nous introduit donc rapidement au leitmotiv du voile lors d’un plan subjectif précoce où Sara observe la rue à travers le rideau couvrant la fenêtre de sa chambre. Le film cadre ensuite constamment les paysages et les gens à travers une variété de surfaces semi-opaques (vitraux, glaces givrées, vitres sales, etc...), évoquant ainsi habilement un monde de décors diffus et de fantômes familiers sous-jacent à l’univers réaliste du récit, un monde où les morts côtoient constamment les vivants dans un inéluctable maelström de désespoir.
La subversion d’images propres au film pour adolescents pousse encore plus à fond cette idée subtile d’altérité. L’introduction de Sara auprès de ses pairs se fait donc d’une façon totalement désincarnée, laquelle contribue également de façon opportune à l’idée centrale d’aliénation. Réunis sur un forum de discussion secret où ils échangent des condoléances pour leur énième ami disparu, les jeunes locaux, qui n’existent alors que sous la forme de mystérieux pseudonymes, rivalisent ainsi de mélancolie lorsque l’un deux s’exclame soudain : « There’s a new girl in town ». Fruit d’une interaction asociale et éthérée complètement étrangère aux récits classiques de batifolages adolescents, la rencontre de la ravissante protagoniste avec les membres de sa future meute se concrétise ensuite lors d’une étrange scène de baignade champêtre qui étoffe encore plus la dénaturation narrative en cours. On y voit alors les jeunes plonger allégrement dans les eaux froides d’un réservoir sombre trônant au milieu de la forêt, admirant avec un certain malaise le spectacle troublant de leurs corps blanchâtres flottant tranquillement parmi les feuilles mortes. Cette image est d’une grande puissance iconique puisqu’elle offre un puissant contrepoids à l’une des plus célèbres représentations de l’idylle adolescente, évoquant distinctement la mort plutôt que la vie, et entravant subtilement le parcours initiatique d’une jeune protagoniste s’épanouissant dans un monde glauque et sans espoir.
Pierre de rosette de la funeste énigme à l’étude, le sentiment d’aliénation qui habite les jeunes habitants de Bridgend se manifeste ici principalement dans le contraste entre les somptueux décors naturels ceignant la ville, source inestimable de beauté et de liberté, et les étouffants décors urbains où se terre une populace désemparée. On nous place ainsi d’abord en témoins impuissants d’une jeunesse prisonnière des intérieurs vides et froids des maisons d’ouvriers gallois où les parents s’érigent en simples accessoires et où même le papier peint est si suintant de traditionalisme qu’il semble pouvoir étouffer toute velléité d’émancipation. Dans ces mornes limbes, on note d’ailleurs que seule l’exubérance d’une jeunesse brutale carburant à la fièvre éthylique demeure signe d’une vie quelconque. Il n’est donc pas surprenant de constater l’attrait qu’exercent auprès des jeunes personnages les extérieurs infinis où même la caméra semble investie d’une liberté nouvelle, courant le long des pavés vermeils sur lesquels courent des corps rebelles à la poursuite de moutons dociles, d’un rail envahi par la végétation ou des sentiers de gravier arpentés par de pétaradantes mobylettes. Enceintes de la « vie normale » des personnages, les décors du quotidien se voient en outre opposés à la mort elle-même, source d’une libération définitive qui seule peut transcender les libertés passagères que s’offre les jeunes lors de leurs nombreuses errances nocturnes.
Fort d’une photographie époustouflante qui parvient à saisir la sombre poésie du quotidien gallois avec beaucoup de doigté, ainsi que d’une distribution étincelante, dont le naturel confondant s’inscrit dans une riche tradition britannique, Bridgend constitue un effort inespéré de la part du réalisateur Rønde, dont il s’agit du premier long-métrage de fiction après une quinzaine d’années passées au documentaire. Dotée en outre d’un bande sonore économe dont l’impact est démultiplié par l’alternance de longs silences oppressants et de sonorités industrielles agressives, son oeuvre n’est pas simplement opportune et pertinente, mais essentielle à la représentation d’une jeunesse désabusée dont le combat éternel contre l’aliénation se poursuit malgré une apparente évolution des libertés individuelles.
Critique publiée le 19 juillet 2015.