DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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18 fugitives, Les (2014)
Paul Cowan et Amer Shomali

La vache qui pleure

Par Mathieu Li-Goyette
Dans L’image manquante, Rithy Panh démontrait, patiemment et dans le cours d’une incroyable odyssée mnésique, la nécessité pour les survivants et les témoins de retrouver et sinon de créer les images manquantes de leur mémoire collective. Ces images entortillées par le souvenir, lovées dans son pli, entretiennent néanmoins un rapport des plus particuliers avec le réel. Artificielles, elles viennent colmater, comme du mastic, rendre adéquates les surfaces bosselées ou trouées de l’Histoire; Les 18 fugitives accomplit le même exercice, la poésie et la part d’autoréflexivité en moins, usant des vertus de l’animation pour rendre à des scènes animalières leurs parts d’anthropomorphisme et de comédie qui viendraient alléger la gravité des propos des intervenants.
 
Car les 18 fugitives en tête d’affiche ne sont pas 18 Palestiniennes en cavale, mais bien 18 vaches palestiniennes élevées dans le plus grand secret durant la première Intifada de 1987-1993. Pendant que l’organisation des mouvements sociaux culmine dans les premières confrontations urbaines, des femmes se réunissent en cachette pour coudre des drapeaux palestiniens, des étudiants sortent manifester, demandant à la population de se joindre à la révolution… Et 18 vaches sont acquises par un groupe de militants qui les élèvera, les traira et vendra leur lait aux citoyens de Beit Sahour. Répondant ainsi aux mesures israéliennes cherchant à régir sévèrement leur agriculture et donc leur économie locale, ces « terroristes » pacifiques feront des bovines le symbole d’un soulèvement véritablement populaire, mais aussi d’une reconquête de leurs moyens de subsistance. 
 
Avoir le droit de gérer ses propres services (comme le laitier), sa propre agriculture (comme la production laitière), d’avoir son propre bétail (lesdites vaches), de reprendre possession de toute la chaîne de production, le combat de ces rebelles incarne parfaitement la lutte anticolonialiste du XXème siècle. Les vaches animées et très loquaces de Paul Cowan et Amer Shomali tiennent donc lieu de symbole révolutionnaire, charge qu’elles assument pleinement lors de nombreuses scènes de reconstitution où le tumulte provoqué par les soldats israéliens côtoie de près l’insertion de segments animés où les animaux-marionnettes se meuvent image par image. Répondant au témoignage d’un ancien soldat israélien (« Nous devions arrêter ces actes de hors-la-loi, surtout depuis qu’ils leur associaient une valeur politique »), ces vaches se remplissent progressivement d’une portée et d’une iconicité politiques. Quand traire sa vache devient un crime, toute action qui leur est liée se charge d’interdit et cette conjoncture si particulière se fait rapidement et très efficacement le révélateur de pouvoirs politiques fascisants.
 
Or quand il aborde ce glissement de la posture politique hors de son instance scripturale (la loi israélienne) vers une instance territoriale (le couvre-feu, les blocus commerciaux) jusqu’à une instance animalière (les vaches), Les 18 fugitives réussit son pari. Mais un pari si audacieusement engagé (disons « L’Intifada racontée aux enfants ») n’est cependant pas garant de tout le reste, surtout pas quand la forme se met si souvent en travers du chemin.
 
Car en alternant entre les scènes d’interview formellement télévisuelles, la reconstitution en prise de vue réelle, la poétisation animalière opérée par l’animation et le recours à la mise en case de la bande dessinée pour permettre à toutes ces formes de coexister sur un même plan, Les 18 fugitives souffre ponctuellement de son hybridité transmédiatique. Méli-mélo multimédia, il ne sait que faire de ses multiples facettes ni de ses moyens d’expression correspondants qui, au-delà du film de Cowan et Shomali, sont tout à fait symptomatiques des nouveaux mots-clés en vogue dans les instances culturelles 2.0.
 
Outre ces agréments de mise en scène plus ou moins gracieux (notamment durant les interviews qui ne sont pas dépourvus d’effets aguicheurs), c’est fort malheureusement le recours à l’animation comme tampon du réel qui dérange. Prises dans le vif d’une injustice outrageante, les vaches tentent d’ajouter à l’absurdité du despotisme militaire israélien, mais confinent aussi le rôle de l’animation à celui d’une subordination formelle vis-à-vis de la prise de vue réelle (même si d’imaginer que des soldats étaient à leur recherche, photo de vache en mains, est évidemment très rigolo). Les images manquantes, pour reprendre Panh, s’endurcissent jusqu’à s’endormir dans Les 18 fugitives, disloquant donc leur propre charge dramatique, faisant de l’animation davantage un argument de vente qu’une véritable instance poétique.
 
Qu’est-ce que l’illustration ou l’animation, induisent dans la représentation de la violence ou du souvenir de la violence? Quelque chose, ça c’est certain, mais ce quelque chose ne devrait pas être aussi banal qu’un dessin qui attendrirait le réel, qu’un autre argument infantilisant qui viendrait circonscrire l’animation comme une instance d’amoindrissement. Sa plus-value nous semble bien plus grande, beaucoup plus prolifique que celle d’animer des faire-valoir comiques. Si des vaches peuvent incarner l’Intifada, l’image de ces vaches le peut tout autant – c’était déjà la leçon de Valse avec Bashir, de Persepolis, et al. – et ce glissement de sens au sujet d’une pinte de lait révolutionnaire est en quelque sorte le même qui se trouve au cœur de la redéfinition de notre attitude au regard de l’animation. En attendant, force est d’admettre que la forme chimérique choisie par les cinéastes dilue l’intelligence de leur discours dans une œuvre vacillant constamment entre la poésie pure et le gadget tendancieux.
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Critique publiée le 4 juin 2015.