Essentielle chronique palestinienne, portrait satyrique d’un territoire morcelé par soixante ans de bouleversements sociopolitiques absurdes,
Intervention divine multiplie les frontières géographiques et photographiques avec une espièglerie réjouissante, capturant fort judicieusement le sentiment d’aliénation qui règne dans le soi-disant état hébreu, et lui opposant une miraculeuse échappatoire romanesque. Habile caricaturiste, le réalisateur
Elia Suleiman déconstruit ici l’espace diégétique avec doigté pour mieux l’asservir à ses besoins révolutionnaires, explorant les limites du cadre cinématographique comme celles du contrôle israélien, dont il déconstruit la logique militariste inflexible grâce à la souplesse d’un imaginaire triomphant.
De nature plus allégorique que descriptive, le film esquisse à peine son canevas dramatique, préférant le recours à de puissantes images symboliques pour mieux étayer sa thèse. Il profite ainsi d’un récit squelettique, mais universel, consacré à trois personnages palestiniens évoluant aux alentours de la ville trois fois sainte : le flegmatique E.S. (avatar du réalisateur, dont il partage d’ailleurs les initiales), la femme de ses rêves, et un patriarche morose qui précipite son entrée en scène. Protagoniste initial du récit, ce dernier habite un quartier tranquille de la capitale où l’hétérogénéité des origines ethniques est source de frictions quotidiennes entre voisins Lorsqu’il s’effondre soudainement sur le plancher de sa cuisine, en proie à un malaise quelconque qui nous rappelle un infarctus, son jeune parent apparaît immédiatement à l’écran. Mu par le désir de communier avec son aïeul, mais surtout par celui de courtiser une mystérieuse jeune femme parée de lunettes fumées et de chaussures impériales, E.S. arpente longuement la ville, s’arrêtant fréquemment à Al Ram pour y observer les heurts quotidiens entre civils palestiniens et soldats israéliens, mais surtout pour y cultiver une histoire d’amour au potentiel révolutionnaire.
S'efforçant d’abord de décrire le quartier du vieil homme, Suleiman fragmente celui-ci en de nombreuses chatoyantes vignettes, tesselles individuelles dans une grande mosaïque de solitudes contiguës qui se révèle peu à peu dans toute sa cruauté. Introduit par l’acariâtre patriarche, qui nous guide à travers ses rues achalandées à bord de sa voiture, invectivant les passants tout en leur envoyant chaleureusement la main, il s’agit d’un véritable havre de mauvais voisinage. On y observe d’ailleurs bientôt une panoplie de personnages affairés à de mystérieuses activités (amoncellement de bouteilles sur un toit, lancé de déchets par-dessus un muret, sabotage de travaux de réfection...), dont la nature mesquine se révèle peu à peu à mesure que se concrétise l’espace ambiant. Les bouteilles amoncelées se fracassent ainsi contre le pavé, aux pieds des policiers israéliens pris en cible par un résidant tempétueux, non loin d’une mince rampe d’accès sabotée dès sa réfection pour mieux y coincer les roues d’une automobile de luxe. Plus qu’un simple quartier, c’est donc un véritable chaos social et spatial que cadre ici le réalisateur, nous livrant du coup un éloquent microcosme de la société israélo-palestinienne.
Malgré quelques envolées lyriques en début de parcours, c’est l’arrivée du fils qui donne au récit le souffle créatif ayant fait la renommée du film. Dès son entrée en scène, E.S. provoque en effet l’explosion spectaculaire d’un char israélien, contre lequel il lance un simple noyau de fruit qui se métamorphose en grenade au contact, provoquant une déflagration digne des films d’action hollywoodiens. Or, le noyau ainsi planté dans l’armure du Merkava, symbole par excellence de l’hégémonie militaire israélienne au Moyen-Orient, permet ici à l’auteur de faire germer les racines d’une dissension intellectuelle et colorée qui s’oppose à la violence morne et brutale exercée par les soldats frontaliers. Il laisse en outre présager la présence d’un imaginaire libérateur qui permettra ensuite à Suleiman de pourfendre les blocs de ciment et les guérites érigés en douves auteur de la ville sainte.
Se déroulant surtout à Al Ram, banlieue palestinienne située entre Jérusalem et Ramallah où se situait à l’époque un poste de contrôle frontalier, la seconde partie du récit s’acharne à décrire la frontière physique qui s’y trouve, mais surtout la frontière spirituelle que cette dernière représente. Lieu de rencontre entre E.S. et sa dulcinée, qui y observent avec une apparente impassibilité nombre d’injustices ordinaires perpétrées par les soldats, Suleiman transforme vite celui-ci en vaste terrain de jeu, usant de son imagination débordante pour trouver les plus fabuleuses solutions à cette frontière, poussant même ses personnages, et particulièrement « la femme », muse de l’auteur, à jouer les super-héros. On assiste ainsi à plusieurs scènes mémorables, balade impérieuse et dévastatrice de la jeune Palestinienne devant les soldats ébahis, ou fameux stratagème du ballon (tel que largement représenté sur les affiches du film), lesquels évoquent majestueusement le pouvoir de l’esprit de triompher contre la violence.
Inscrite profondément dans une mise en scène raffinée et redoutablement efficace, l’idée d’une frontière spirituelle s’exprime également par une dichotomie de styles Ainsi, le film arbore d’abord un aspect plus réaliste, sobre portrait des relations de voisinage dans une ville doublement xénophobe dont l’humour tient surtout à un usage miraculeux du champ/contrechamp. Il exhibe ensuite une allure beaucoup plus fantaisiste, propice à de nombreux excès caricaturaux, le plus saillant desquels est sans doute la scène de confrontation entre l’héroïne et cinq tireurs israéliens, occasion inespérée pour une impressionnante chorégraphie d’action qui allie danse contemporaine et cascades aériennes tape-à-l’œil impliquant des keffiehs fouetteurs et des boucliers palestinoformes. Source d’une iconographie aussi puissante que peu subtile, cette scène se situe en territoire astral, juste en retrait d’un dur réel, là où la cocotte-minute siffle banalement la rage des Palestiniens, prisonniers d’un territoire dont la mainmise leur file maintenant entre les doigts à vue d’oeil.
Face à la fortification accrue du territoire israélien et le morcellement effréné de la Palestine, aujourd’hui réduite à un vulgaire agrégat d’enclaves rabougries, la pertinence du chef-d’œuvre de Suleiman ne cesse d’amplifier. Caricaturant déjà en 2002 l’idée absurde des frontières, la prolifération parasitique de celles-ci donne en effet un souffle renouvelé à son oeuvre. Et bien que le message d’espoir qu’il nous livre ici risque désormais de ployer sous le poids de l’irrésistible force brute utilisée pour le découdre, l’humour libérateur dont il fait preuve s’inscrit dans une tradition immémoriale, puisant ses racines jusque dans l’oeuvre emblématique des Keaton, Tex Avery et Tati.
Intervention divine constitue donc un double cadeau à la culture mondiale, joyau de comédie finement ciselé et bouleversant portrait d’un peuple encagé et abandonné, forcé de rêver à la liberté dont il est privé quotidiennement.