En 1999,
Wang Bing se rend seul avec sa caméra numérique dans le district de Tiexi, un complexe industriel du Nord-est de la Chine autrefois imposant (plus d’un million de travailleurs à son apogée) mais alors en déclin. Pendant deux ans, devant sa caméra, les usines ferment les unes après les autres, les ouvriers désertent les lieux, il n’en reste bientôt plus que des ruines, un lent processus de disparition que le cinéaste condense en neuf heures de film, divisées en trois parties autonomes mais complémentaires :
Rouille sur le travail en usines et ce qu’il en reste après leur fermeture,
Vestiges sur un quartier résidentiel abritant les ouvriers et leurs familles,
Rails sur les cheminots manœuvrant les trains sillonnant la région.
Un simple résumé peut difficilement rendre compte de l’ampleur d’
À l’Ouest des Rails (à moins de confondre la grandeur de l’œuvre avec sa durée hors-norme), et pourtant c’est peut-être le seul moyen d’honorer la mise en scène de Bing, elle qui re-présente littéralement le réel, comme si Bing parvenait à rendre présent à nouveau ce qui a eu lieu, sans métamorphose, sans avoir à « tricher » ou « manipuler » par les moyens usuels du cinéma, pour ainsi immerger le spectateur dans une tranche de réel brut. Le critique qui tient à rester fidèle au film ne devrait donc que re-présenter à son tour par l’écriture les mêmes événements, les résumer en les laissant parler par eux-mêmes. Ou encore, pour être certain de ne pas trahir ce réel, vaut mieux se tourner plutôt vers la démarche de l’artiste, essayer de comprendre son cinéma, dont la plus grande qualité est tout simplement d’« être là ».
Si ces deux mots paraissent évidents, c’est qu’il y a bien une sorte d’évidence constitutive au cœur d’
À l’Ouest des Rails, peut-être parce qu’il n’y a pas de sujet plus cinématographique que celui de la disparition, le cinéma étant par essence une représentation de ce qui a déjà été : le monde qui s’écroule sous nos yeux durant le film n’est plus et pourtant, grâce à ces images, il nous est bien présent, celles-ci assurant la conservation de ce qui autrement n’aurait pas survécu au passage du temps. En quelque sorte, le cinéma était déjà contenu en ces lieux, à Tiexi, et il suffisait à un cinéaste de l’extirper de ces ruines en devenir – il suffisait, donc, d’être là, au bon moment, pour témoigner de ce monde aujourd’hui disparu, par le seul moyen, le cinéma, pouvant lui permettre de vivre à nouveau.
En même temps, il y a un danger avec une telle idée, celui d’utiliser ce monde pour l’asservir à un discours cinématographique plutôt que de le révéler par les moyens de l’art : par exemple, il est tentant de noter que l’atmosphère surréaliste des fournaises en première partie, avec cette lumière rose orangée, embrumée, confère à ces usines des allures de décors de science-fiction dystopique, ou encore de remarquer que ces nombreux travellings silencieux sur les rails semblent tout droit sortis du
Stalker de Tarkovski. Ou encore : la nudité fréquente des hommes à l’écran pourrait être un symbole de leur dénuement matériel, ou le plomb qui s’incruste dans leur sang une image de ces lieux qu’ils ne veulent pas quitter (ou plutôt d’un lieu qui ne veut pas les quitter), ou ces rails une représentation des liens qui unissent cette communauté, ou le film entier un constat sur la fin d’un rêve national, du passage d’un monde (le communisme) à un autre (une Chine qui s’ouvre au libéralisme), la fin d’un siècle et le début d’un nouveau.
Toutes ces métaphores sont permises par le film, mais il ne s’agit que d’interprétations possibles, partielles, car Bing ne nous laisse pas oublier que nous sommes en face d’hommes qui ne voient pas nécessairement des figures de style dans ce qui est pour eux les circonstances de leur vie. Autrement dit, l’interprétation importe moins que l’acte de re-présentation : il faut avant tout « être là », ce qui vaut pour le cinéaste comme pour le spectateur, qui se laissera alors emporter par l’incroyable sentiment de proximité que maintient le film avec les ouvriers et leurs familles, une proximité qui n’a rien d’un voyeurisme puisque Bing est toujours avec ces hommes et non à l’écart. D’ailleurs, même lorsqu’ils s’adressent directement à la caméra, les hommes le font comme à un ami, sur le ton de la conservation plutôt que sous le format typique d’une entrevue documentaire (on n’entend d’ailleurs la voix de Bing qu’à deux ou trois reprises); la caméra, dans ces moments, semble libérer quelque chose en ces hommes, ou leur donner un droit de parole, de vie carrément, qui leur est normalement interdit.
Et cette proximité, cette re-présentation d’un monde constitue le véritable geste politique de Bing : « être là », cela signifie qu’il faut filmer au présent (pas d’images d’archives), qu’il faut rester aux côtés des ouvriers (les autorités ou les dirigeants ne sont pas montrés) et qu’il ne faut pas leur offrir un espoir résidant dans un ailleurs lointain (on ne voit pas les nouveaux logements dans lesquels les ouvriers sont relocalisés, la caméra ne sort jamais de Tiexi); l’espoir, au contraire, vient de la communauté elle-même, de sa dignité, de sa force de vivre. Il n’y a donc pas de dénonciation proprement dite parce que pour dénoncer il faudrait désigner un oppresseur, ce qui ferait de ces hommes des victimes (d’un pays, d’une idéologie, de l’air du temps), mais Bing refuse de les voir ainsi, de les montrer faibles ou diminués (même leur pauvreté ne paraît pas comme une privation), sans pour autant rester aveugle à leurs conditions de vie miséreuses.
Être là, donc, permet d’offrir une alternative à l’Histoire Officielle, elle qui nie les subjectivités pour imposer un Grand Récit immuable, fixe, linéaire. Bing, lui, témoigne de son point de vue, le monde est re-présenté à travers son regard, une démarche cherchant à légitimer les subjectivités filmées en rappelant que chacune d’elles renferment aussi leurs propres mondes, prêts à être re-présentés, mais menaçant de disparaître si nous n’essayons pas de les voir. Humble, respectueux, Bing ne se permet pas de reconstituer ces mondes qui ne lui appartiennent pas, alors il en témoigne de la seule façon qui lui est accessible, c’est-à-dire de l’extérieur, à travers sa perspective à lui, qui démontre une ouverture à l’Autre peu commune (du moins à laquelle peu de cinéastes peuvent prétendre). C’est pourquoi aussi il filme le présent, pour ne pas faire d’Histoire, c’est-à-dire pour ne pas raconter le passé, pour essayer plutôt de le faire ressentir à travers ce présent; Bing re-présente pour éviter l’interprétation historique, pour faire ressentir cette multiplicité de subjectivités, de mondes, passés et présents, qui sont écartés de toute Histoire.
Il s’agit donc d’un cinéma de la présence, autant pour cette présence du cinéaste au monde que celle du passé au présent, la figure du fantôme étant ici fondamentale : des fantômes du passé, oui, mais aussi les fantômes de tous ces mondes que ces hommes à l’écran portent en eux, que nous ressentons même s’ils nous sont inaccessibles, et qui participent ainsi à ce présent de l’image; pour « être là », il faut s’ouvrir à tous ces fantômes, ceux du passé et ceux des Autres, cette abondance de regards et de mondes possibles constituant le grande toile du présent, inextricable, irréductible à une ou même plusieurs interprétations. Le film lui-même est un fantôme en ce qu’il tire du passé un monde disparu pour le faire vivre durant le présent de la projection, ce qui le rend contemporain, voisin du monde du spectateur, ce dernier pouvant alors se modeler sur Bing pour « être là » à son tour, avec ces hommes, ou du moins leurs fantômes, lointains mais non moins présents.
Enfin, voilà bien le plus beau geste cinématographique (et humain) possible : non pas un appel au souvenir, ce qui suppose une distance confortable assurant que le passé fait bien partie du passé, sans point de rencontre avec le présent, mais bien l’évocation de fantômes comblant cette distance, une re-présentation qui rapproche, qui garde vivant ce qui est condamné à la disparition, qui révèle des liens pour en créer des nouveaux.