DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Die Hard (1988)
John McTiernan

À la reconquête de l’Amérique

Par Sylvain Lavallée
L’histoire du cinéma semble avoir retenu Die Hard surtout pour sa prémisse fondée sur une unité d’espace et de temps (un gratte-ciel, une nuit) et son personnage d’homme ordinaire pris dans des circonstances extraordinaires, modèle maintes fois imité par la suite. Le film se distinguerait principalement par son intelligence (et celle de ses personnages) ainsi que par la mise en scène vigoureuse de John McTiernan, réussissant à intégrer le spectateur à l’action (toujours parfaitement lisible) de manière viscérale grâce à sa maîtrise impeccable de l’espace et sa caméra dont le mouvement constant se justifie toujours par les gestes des protagonistes. Et au fond, nous dit cette histoire, Die Hard ne serait que cela, un film mieux foutu que les autres de son espèce, qui ne se mériterait que la désignation condescendante de « chef-d’œuvre du genre », comme si l’aspect chef-d’œuvral était finalement limité par un genre condamné par essence à la médiocrité.

Il est vrai que Die Hard suit le b.a.-ba du cinéma d’action de l’époque, avec son héros typique, John McClane (Bruce Willis), un bon Blanc américain qui doit faire face à des ennemis d’autres nationalités, non seulement des voleurs allemands mais aussi des asiatiques qui, avec leur mégacorporation implantée en sol américain, lui ont volé sa femme, Holly (Bonnie Bedelia), elle-même devenue étrangère tant il semble difficile pour l’homme des années 80 d’accepter l’idée d’une « femme au travail » (Holly a d’ailleurs repris son nom de jeune fille). John doit combattre tous ces étrangers afin de réaffirmer par la violence la suprématie d’une Amérique paternaliste, dans une belle fantaisie réconfortante pour tous les Ronald Reagan de ce monde.

Et pourtant : la force dramatique du film repose sur deux suspens concurrents, d’un côté le « comment John va survivre » et de l’autre le « comment les voleurs ont planifié leur coup », McTiernan poussant l’identification aux voleurs jusqu’à nous faire savourer la réussite du cambriolage à grands coups d’Hymne à la joie. Autrement dit, même si le film se termine (obligatoirement) par la victoire de John, le point de vue de son antagoniste, Hans Gruber (Alan Rickman), est tant inspirant qu’il pourrait bien être considéré également comme le héros du film. Du moins, s’il apparaît d’abord redoutable (même la caméra doit reculer devant lui), peu à peu Hans finit par emporter notre empathie, notamment grâce à Rickman et son enthousiasme contagieux, mais aussi parce que le film se moque si bien des autorités officielles qu’on ne peut que se réjouir de la capacité d’Hans à déjouer adroitement ces institutions trop prévisibles – ce qui le rapproche implicitement du héros type du film d’action, cet individu d’exception qui doit agir malgré un État idiot, John étant d’ailleurs un bon flic parce qu’il désobéit aux ordres.

Le film d’action moyen justifie sa violence en la commettant contre des êtres anonymes, des non-hommes qui n’existent que comme représentants d’un État étranger indécrottablement corrompu (c’est-à-dire, en gros, communiste), une violence qui se veut un équivalent moderne à celle mythique du cowboy, cette idée d’un justicier solitaire perpétrant la violence que la civilisation elle-même ne peut autoriser, mais dont elle a besoin pour dompter cette nature sauvage au-dessus de laquelle elle doit s’ériger. Le territoire ayant été conquis d’Est en Ouest, la nature sauvage se trouve dorénavant outre-mer, et la civilisation étant déjà construite, les néo-cowboys du cinéma d’action viennent plutôt la raffermir suite aux chocs du Viêt Nam et du Watergate (entre autres). Die Hard s’éloigne à peine de ce modèle, mais cet écart suffit à montrer cette violence autrement : les origines allemandes d’Hans importent moins que son individualité, il est un homme avant tout, et si un Rambo ou un John Matrix (Commando) choisissaient de prendre les armes, John, lui, se voit contraint à la violence après avoir été isolé de sa communauté. McTiernan reprend cette idée de son film précédent, Predator, dans lequel il définissait l’humanité comme une communauté solidaire en opposant la troupe de soldats menée par Dutch (Arnold Schwarzenegger) à un Autre radical, un prédateur extra-terrestre solitaire : à mesure que ses hommes mourraient, que sa communauté se dissolvait, Dutch régressait à la bête, devenait Prédateur à son tour.

« Do you really think you have a chance against us, Mr. Cowboy? », le ton moqueur d’Hans montre bien ce qu’il pense de cette figure de justicier solitaire – et il peut bien la mépriser, lui qui est le chef de la seule communauté viable présentée par le film, McTiernan mettant bien de l’avant la fraternité des voleurs, leur complicité amicale (semblable à celle de Dutch et ses hommes). La société elle-même, au contraire, semble parfaitement désorganisée, d’où l’isolement de John, une exclusion forcée qui l’oblige au cowboy. Car a priori, il ne veut pas de ce rôle (Hans lui annonce en fait son devenir), son premier réflexe est plutôt d’avertir les autorités et pendant la majorité du film il tente avant tout de se défendre, passant à l’offensive uniquement lorsque son lien le plus fort à la communauté est directement menacé, c’est-à-dire lorsque Hans s’empare de sa femme : comme Dutch devenait Prédateur, John doit assumer le rôle de cowboy qui lui est dévolu (le parallèle est d’ailleurs souligné par un écho visuel dans la finale apocalyptique de Die Hard, lorsque John, torse nu, ensanglanté, se retrouve dans un décor de jungle synthétique rappelant celle de Predator). Il peut alors enfin rétablir l’ordre en allant affronter Hans en duel (avec référence verbale à High Noon pour bien souligner l’emprunt au western, encore une fois une histoire de cowboy qui affronte la menace quand la communauté se désiste).

Le cowboy apparaît ainsi comme une sorte de nécessité interne venant réguler un défaut de construction dans la société américaine, comme si la communauté incarnée par Hans était un idéal inaccessible à l’Amérique, comme si dans une société aux héros inévitablement individualistes, la conquête était toujours à refaire, le cowboy à ressusciter, pour calmer une nature menaçant sans cesse de renverser la civilisation. Vu dans ces termes, le divorce éminent de John devient un symbole de cette fracture dans la communauté, et d’ailleurs, toute l’action du film est présentée comme une quête intérieure, John devant repousser des Méchants Étrangers tout autant qu’il combat ses propres peurs reliées à l’autonomie nouvelle de sa femme (il ne peut la sauver qu’après avoir confessé sa responsabilité dans la faillite de son mariage, un aveu douloureux à s’arracher, illustré par ces échardes de verre qu’il retire en même temps de ses pieds). La réconciliation du couple en conclusion représenterait ainsi surtout l’espoir d’une communauté à reformer.

Il y a, certes, un aspect tragique à cette violence du cowboy telle que vue par McTiernan (ce qui deviendra plus littéral dans Last Action Hero avec un Schwarzenegger jouant Hamlet!), mais il ne s’agit pas à proprement parler d’une critique : l’action demeure jouissive, le héros fondamentalement bon, et il triomphe sans nuance à la fin pour imposer la loi américaine et reprendre les droits sur sa femme (elle revendique fièrement le nom de son mari). Il reste toutefois une hésitation, une contradiction interne, exprimée le plus visiblement par le respect qu’inspire Hans et la communauté qu’il représente. Difficile, en effet, de ne pas sentir que le film se déleste de lui à regret : même quand il est précipité vers sa mort certaine, Hans continue de s’agripper au bras d’Holly, comme si McTiernan hésitait jusqu’à la dernière minute à le laisser (littéralement) tomber, préservant sa dignité jusque dans la mort, hors champ, au contraire de tous ses confrères estropiés. Peut-être, toutefois, qu’il n’était pas nécessaire de résoudre cette contradiction, et qu’il suffisait de l’exposer pour rappeler de quoi est constitué le cowboy, et du coup révéler le cœur du cinéma d’action – un genre, d’ailleurs, qui ne limite en rien la portée du film et la force de sa vision, et qui ne nous empêchera pas de voir dans McTiernan l’un des grands auteurs mésestimés de notre temps, et dans Die Hard un chef d’œuvre tout court.
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Critique publiée le 25 novembre 2014.