DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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nez, Le (2014)
Kim Nguyen

L'économie de l'odeur

Par Mathieu Li-Goyette
Quelques reniflements délicats suffisent pour écarter les émanations de granite du nouveau film de Kim Nguyen et pour y retrouver une floraison de réflexions bonnes à retenir. Après Le Marais, Truffe, La Cité et Rebelle, c’est aujourd’hui Le nez qui est le nouveau sujet que traite l’auteur avec un ton didactique, comme si les déterminants (de ses titres) ne seyaient pas à son style et que leur mode démonstratif cachaient une visée restrictive. Le nez, pour une première incursion dans le documentaire, est un film qui s’interroge constamment sur sa raison d’être, oscillant entre un éloge de l’odorat (comme d’autres documentaires scientifico-poétiques ont fait l’éloge du corps humain ou de la nature) et un reportage plutôt sage sur une variété d’odeurs inusitées (la fiente de cachalot, le vide intersidéral, l’essence mélangée de 25 vagins, etc.).

C’est en dessous de ces curiosités qu’un film plus intéressant, plus captivant se cache sans jamais émerger, un film plus serré qui rédigerait une économie de l’odorat; à partir des cueilleurs de safran et des chasseurs de truffes (sympathique retour à son film de 2008), Nguyen capte la relation que ces impressionnants nez ont avec leur gagne-pain. Vivant de leur nez alors que nous avons tendance à vivre de nos mains et de nos yeux, ces travailleurs olfactifs (pour ne pas dire manuels) n’ont pas le même nez que le cuisinier étoilé, que le sommelier, que l’œnologue François Chartier ou même que la descendante du premier disciple de Confucius (!) qui sentent l’odeur au bout du parcours. Différents nez, différentes mises en pratique, mises en produits d’une odeur qui – et c’est ce qui la rend économie – a son prix.

Bien que certains témoignages (notamment celui d’une jeune femme qui a perdu son odorat qu’elle regagne peu à peu après un accident) émeuvent et donnent à la trajectoire émotive du film une courbe intéressante, notamment inspirée du livre Papilles et molécules de Chartier, c’est toujours quand on parcourt les différents marchés du nez que Le nez surprend. Car que le crabe creuse le sol à la recherche d’une truffe est étonnant (parce qu’en fait, leurs odeurs respectives ont des molécules voisines), qu’un cuisinier rêve de capturer l’odeur du vent de Bretagne est touchant, que Chris Hadfield et sa moustache révèlent que l’espace sente la roche est fantastique, mais toutes ces observations sont surtout reliées autour d’un même point de cécité : l’odorat est sous-estimé. Nous le croyons peu, préférant le toucher, la vue et l’apparent goût. Nous le vivons peu, le noyant dans le parfum des uns ou rigolant des épithètes sur les étiquettes de la piquette.

Mais mettre en scène des gens à l’odorat fin ne correspond en rien à la mise en scène de l’odorat ou de l’odeur. En ce sens, Le Nez n’a guère de qualités formelles, faisant reposer l’essentiel de ses entrevues sur des plans de trépied qui ne sont pas toujours au point et une mise en scène qui semble mal adaptée aux hasards de la captation. On y entend constamment le cinéaste, plus ou moins clairement, et cette intervention directe, rarement gracieuse ou bénéfique, maintient une camaraderie terre-à-terre entre l'auteur et son sujet. Excluant une scène comique où Nguyen profite de son côté farceur avec Chartier (qui décrit sans le savoir le parfum Vulva), le dispositif dérange et nous met en retrait de l’aspect mystique et introspectif des plus belles scènes du film. Intervient alors un remarquable travail sur la musique et l’ambiance sonore qui lie les uns aux autres les différents segments du film qui, si ce n’avait été de cette structure concise et variée, se serait certainement écroulé. Il en va de même pour ces images d'archive élégantes qui rappellent que l'odorat est avant tout une affaire de mémoire. Cette mémoire olfactive, pourtant l'une des thèses intéressantes du livre de Chartier, semble ici contrainte autour la parole des intervenants, n'infléchissant pas la forme ni le montage qui a du mal à rendre ce sentiment de nostalgie.

Pour bien apprécier Le Nez, il faudrait plutôt y voir un film aussi ludiquement scolaire que son titre, aussi sans prétention qu’un tableau d’anatomie dans une classe de sciences naturelles. Il s'agit donc d'un ouvroir de paradigmes sensitifs, voire un échantillonnage inspirant ou encore le résumé d’une exploration olfactive du corps et du monde, puis de l’économie qui s’y joue, parfois même à des prix dépassant celui de l’or. Curieusement, Nguyen n’a pas la prétention nécessaire pour faire sien l’odorat, pour être à nouveau le poète aussi inventif qu’il a été dans Truffe, dans Rebelle. Malgré son sujet passionnant, son passage à la forme documentaire manque de clarté, voire de précision et rappelle que la mise en scène des sens est moins une affaire de représentation qu’une affaire de montage, d’alternances de narines, de liquides et de matériaux bruts; si le nez des néophytes est facilement berné, le nez du cinéma, lui, est toujours plus exigeant.
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Critique publiée le 14 avril 2015.