« À égalité avec
Jaws! » clame-t-on sur la pochette de
The Host (on me pardonnera de citer un DVD…), selon la logique, supposons-nous, que pour vendre un film étranger, vaut mieux rassurer le spectateur potentiel par l’idée que ce n’est pas si différent de ce qu’il connaît déjà. Ce qui, en fait, n’est pas une manière si déplacée d’approcher le cinéma de Bong Joon-ho puisque sa réjouissante capacité à produire du nouveau à partir du connu (ses films partent de figures familières, mais n'y restent jamais bien longtemps) nous permet de croire qu'il est probablement l’artiste le plus en mesure de stimuler quelque peu la forme du blockbuster hollywoodien initiée par le classique de Steven Spielberg. Après un visionnement de
The Host, force est de constater que finalement, le film de monstre, on n’y connaissait rien, ou en tout cas il s’y terre encore de vastes possibilités.
Il faut dire aussi que la comparaison avec Spielberg va de soi, non seulement parce qu’il s’agit de deux maîtres de la mise en scène qui imposent leur vision du monde singulière tout en travaillant résolument dans le cadre d’un cinéma « grand public », pour utiliser les étiquettes d’usage, mais surtout parce qu’ils construisent leur film à partir du même motif de la famille, (quoique chez Spielberg, il semblerait parfois qu’une famille se résume à un père irresponsable). Chez Bong, toutefois, la notion de famille est plus complexe puisque chaque individu, frère, mère, tante, fils, grand-père, peu importe, tous ont le droit à une existence bien définie, le défi consistant à garder soudés les liens d’un tout qui menace de céder sous la pression de ses parties, si affirmées dans leur excentricité que leur union semble tenir du miracle – une description qui pourrait aussi bien s’appliquer à la mise en scène de Bong d’ailleurs, elle qui agence avec une rare souplesse divers morceaux de bravoure dont l’hétérogénéité stylistique ne parvient pourtant pas à déséquilibrer l’ensemble.
Le design du monstre de
The Host tient aussi du même travail d’équilibriste : amalgame impossible de poisson, grenouille et autres créatures marines tentaculaires, se déplaçant autant par la nage, la course ou en s’agrippant par la queue tel un singe, cette bête ne ressemble à rien d'autre. Alors même si elle est révélée en entier dès les premières minutes du film, Bong enfreignant ainsi l’enseignement si célèbre de
Jaws (retarder la monstration), elle ne perd jamais de sa force terrifiante tant elle demeure aussi insaisissable qu’imprévisible. Il importe peu de toute façon que l’on voit ou non le monstre, l’enjeu n’étant jamais dans sa confrontation : il faut plutôt sauver Hyun-seo (Go Ah-sung), la plus jeune enfant de la famille qui a été kidnappée, le film se concentrant sur les tensions familiales plutôt que sur la nature de l’ennemi.
Et c’est en restant ainsi toujours au plus près de ses personnages que
The Host peut trouver matière à réinventer une prémisse bien connue, qui n’est au fond qu’une refonte de celle de
Godzilla (l’original), le traumatisme historique en moins : l’intervention des Américains à l’étranger (une bombe nucléaire, des liquides toxiques déversés à même la rivière Han) endommage une Nature qui recrache sa revanche monstrueuse, à la différence qu’il n’est jamais bien clair, dans
The Host, si le monstre essaie de se venger de sa naissance contre nature ou s’il ne fait qu’essayer de survivre (après tout, la première fois il semble attaquer par peur, après avoir été assailli par les objets divers que lui lançaient les badauds), s’il représente une Nature meurtrie qui revendique ses droits donc ou un simple produit de l’insouciance de l’homme, ce qu’il demeurerait alors jusqu’en conclusion. Cette deuxième option en tout cas rapprocherait le monstre de Park Gang-Doo (Song Kang-ho), le père de Hyun-seo, qui lui aussi souffre, selon les dires de son père, d’avoir été négligé dans sa jeunesse, laissé à lui-même, ce qui l’aurait quelque peu abruti. Le monstre, selon cette lecture, deviendrait une figure de l’exclusion (ce qu’il a souvent été d’ailleurs, notamment dans le
Frankenstein de Mary Shelley), mais il faut le prendre ici de manière littérale : né accidentellement de parents, les hommes, qui ne veulent rien savoir de lui, seul de son espèce, il n’est pas simplement exclus, il incarne l’idée d’exclusion. Autrement dit, ce qu’il faut combattre, ce n’est pas le monstre en tant qu’exclu, mais l’exclusion elle-même; vaincre le monstre représente avant tout l’occasion de ressouder les liens familiaux, une manière d’assumer le passé sans répéter les erreurs du père pour mieux s’assurer un avenir au sein d’une famille complète, réunie.
Pour Bong, former une communauté est donc une véritable forme de résistance, non seulement contre un monstre, mais surtout contre un monde qui s’emploie à briser les liens entre les hommes. En effet, le monstre sert de révélateur autant de l’interventionnisme américain (des scientifiques américains créent par négligence un monstre qui s’attaque à Séoul, inventent une histoire de virus pour justifier le déploiement d’une arme biologique, un agent jaune qui pourrait aussi bien être orange, pour ensuite nier le tout) que du gouvernement coréen (ce dernier passe plus de temps à chasser la famille Park qu’à s’attaquer au monstre, excluant ainsi les membres de sa société plutôt qu’essayer de régler le véritable problème qui la mine, le film reliant ces agissements par de nombreuses allusions à une crise économique et des événements politiques locaux). Il semblerait ainsi que la société contemporaine, chez Bong, encourage le repli sur soi, notamment en alimentant un climat de paranoïa inspirant chaque homme à se méfier de son prochain, la communauté ne pouvant alors survivre que si elle s’affirme comme une véritable communauté, au contraire de ce que nous présentent généralement les scénarios hollywoodiens (dont
Jaws, décidément, est un modèle exemplaire), qui eux nous diraient plutôt que devant des autorités ineptes, il faut le courage d’un homme pour affronter la bête, la survie de la communauté ne tenant qu’à un individu exceptionnel.
Fini le temps du héros donc, cet individu qui se démarque de la foule ne peut plus servir de modèle, il faut plutôt aller chercher du côté de ceux qui veulent rejoindre et solidifier une communauté dissolue (sans qu’ils renoncent pour autant à leur singularité en se fondant dans le tout). En ce sens,
The Host est un parfait compagnon au plus récent film de Bong,
Snowpiercer, qui offrait une déconstruction de l’individualisme héroïque prôné par le cinéma américain, les deux films se terminant d’ailleurs sur une image semblable, une étreinte au cœur de la bête (le train et le monstre) permettant aux enfants de survivre. Il n’en revient plus au père, comme chez Spielberg, de corriger le cours des choses en découvrant son sens des responsabilités, mais à ses enfants, qui peuvent (ou non) suivre ce qu’on leur a appris (d’ailleurs, Park Gang-Doo, à la fois père et fils dans
The Host, ira ensuite léguer son savoir dans Snowpiercer à sa fille, interprétée aussi par Go Ah-sung). Plus qu’une simple reprise coréenne du cinéma de Spielberg, le cinéma de Bong en serait avant tout la prolongation, son enfant, Bong poursuivant à sa façon ce qu’il a appris de son mentor cinématographique, une manière d’affirmer son propre lien à une communauté et, à l’image des enfants qu’il met en scène, d’ouvrir le cinéma sur un avenir meilleur.