Un train hébergeant les derniers survivants d’une apocalypse glaciale file à toute allure, condamné à poursuivre la trajectoire prédéterminée par ses rails, une boucle autour du monde répétée année après année par cette arche de Noé moderne résolue à garder en vie non seulement les hommes, mais aussi leur société, en particulier son mode de production, un capitalisme qui, dans un espace aussi restreint, fait fi de tout système d’échange monétaire pour ainsi mettre à nu ce qui le régit, l’exploitation de la force ouvrière, du corps des hommes, produisant l’énergie nécessaire à propulser le train. Cette allégorie ingénieuse et complexe, adaptée d’une bédé française (Le Transperceneige) permet à Bong Joon-ho pour sa première production en anglais de poser une question bien de son temps : considérant qu’un train ne peut que suivre ses rails, en changeant de conducteur, peut-on changer ce train? Ou : peut-on changer le monde, peut-on imaginer une alternative au capitalisme?
Dans son wagon en queue de train, avec les pauvres, Curtis croit que oui, qu’une révolution bien menée pourrait lui faire traverser le convoi, le mener jusqu’au moteur, l’Engin Sacré, dont il veut s’emparer; autrement dit, en bon révolutionnaire, il veut prendre contrôle des moyens de production. Dans ce monde où aucune monnaie ne circule, où donc le seul capital que possède l’homme est son propre corps (la pauvreté se dénote par des membres estropiés), où le corps humain n’est qu’une ressource naturelle à exploiter (les « ouvriers » ne travaillent pas, on leur arrache plutôt leurs enfants pour faire fonctionner la locomotive), cette révolte envisagée par Curtis ne peut qu’être des plus barbares. Bong utilise ainsi la violence propre au film d’action pour en détourner le sens : associée depuis les années 80 à une fantaisie reaganienne affirmant le pouvoir de l’Amérique sur le reste du monde, la violence exprime ici, au contraire, une nécessité systémique, le produit d’une société qui encourage ses membres à se dévorer entre eux.
Curtis, en ce sens, ne fait que reproduire ce que le train lui a appris (il a d’ailleurs oublié le monde d’avant l’apocalypse), son projet de révolution ne peut qu’aboutir au même, au mieux il peut remplacer Wilbur, le principal architecte, le conducteur et le tyran de ce train-microcosme qui, peu importe qui le dirige, aura toujours besoin d’énergie, de corps humains donc, pour se déplacer. À mesure que Snowpiercer dévoile les mécanismes déshumanisants du capitalisme, le film révèle aussi la faillite morale d’un personnage comme Curtis, un autre de ces hommes blancs se dressant contre l’État afin de mieux servir la communauté (le projet de Curtis n’a d’ailleurs rien de communiste), quelque chose comme le prototype du héros de film d’action dont l’individualisme franc est à la fois le produit aveugle, aux conséquences effroyables, et au fond le moteur même de cette société (qui est aussi la nôtre). Le problème n’en est pas un d’intentions, véritablement nobles, mais d’imagination : Curtis croit à son idéal, cette vision ou cet espoir d’un monde meilleur pour lequel il est prêt à tout sacrifier, mais il ne peut pas incarner ce qu’il défend parce que son regard demeure limité par les parois du train. Sa quête se déroule toujours en ligne droite, il doit passer d’un wagon à l’autre, remonter la hiérarchie des classes pour atteindre son objectif, à la tête du train, mais ce faisant il reste enfermé par son environnement, son obsession, par les idées sur le monde qu’on lui a inculquées (quand il pose les yeux à l’extérieur, il est aveuglé par la lumière du jour).
D’où toute l’ironie savoureuse du casting, Curtis étant interprété par nul autre que Captain America (
Chris Evans), symbole d’une Amérique idéale s’il en est un, dont le combat contre une Amérique pourrie ne peut que s’avérer vain tant qu’il ne comprend pas qu’il faut rêver à autre chose que l’Amérique, tant qu’il ne peut pas voir en dehors du train. Ce défaut d’imagination n’appartient toutefois pas qu’à Curtis puisque même les wagons de tête, de l’élite (Blanche, pour l’essentiel), sont souvent sans fenêtre, la pièce la plus ouverte sur le monde, l’école, étant justement celle où l’on instruit les enfants à ne pas regarder au dehors, à n’y voir que la mort; en fait, seuls les personnages coréens peuvent penser l’en-dehors du train, voir au travers de ses murs. Interprétés par
Song Kang-ho et Go Ah-sung, que Bong avait déjà dirigés dans
The Host où ils étaient aussi père et fille, le cinéaste introduit avec eux son cinéma dans le train hollywoodien, ne se contentant pas d’y apposer sa signature discrète, mais s’efforçant de s’emparer carrément de la machine pour enfin la diriger dans la bonne voie (d’ailleurs, le thème principal du cinéma de Bong, les liens familiaux, permet dans
Snowpiercer de départager le véritable personnage modèle, celui de Song Kang-ho, réussissant à protéger la fille qu’il avait perdue dans
The Host, du faux espoir, Curtis, le pire père qui soit).
Car c’est aussi à une leçon sur le blockbuster que nous convie Bong, ce que Wilbur laisse entendre dans son monologue final, le temps d’une réplique ne pouvant s’adresser qu’au spectateur puisque Curtis lui-même ne peut probablement pas savoir ce qu’est ce « héros de blockbuster » auquel l’identifie son ennemi. L’analogie en tout cas va de soi, le blockbuster étant sans doute le meilleur héraut du capitalisme, autant par son mode de production et sa mise en marché que par l’idéologie qu’il défend usuellement, sans compter qu’il emprunte, dans ses manifestations les plus anonymes, une forme linéaire et prédéterminée, un produit défilant sur les rails de la chaine de production hollywoodienne et à travers lequel l’homme peine à imposer sa liberté (autant les personnages que les spectateurs).
Et de liberté, Bong en use à chaque plan : sa mise en scène polymorphe virtuose, avec ses envolées stylistiques et sa liberté de ton, assez typiques du cinéma asiatique contemporain, nous apparaissait déjà, dans ses films coréens, comme un renouveau de la grande tradition hollywoodienne tant elle était toujours ancrée dans les personnages au cœur du récit, mais dans Snowpiercer il profite aussi de sa structure en huis clos distincts pour traiter chaque wagon comme un exercice de style nouveau, trouvant ainsi un superbe prétexte narratif pour moduler les diverses métamorphoses de sa mise en scène, qui pourrait autrement défier un peu trop l’invisibilité du style préconisée par le cinéma classique. Ainsi, Bong ne cherche pas tant à faire dérailler un Hollywood envers lequel, de toute façon, il éprouve une réelle affection, mais bien à le renouveler, le ramener vers l’Homme que les superproductions des dernières années ont malheureusement délaissé, le cinéaste nous rappelant que même si un train, vu de loin, se dirige toujours en ligne droite, ses passagers, eux, vus de près, n’en demeurent pas moins fondamentalement libres.
Cet humanisme, toutefois, demeure cette fois plus théorique que senti, peut-être parce que les personnages souffrent un peu trop d’une fonction symbolique qui les surdétermine (bien que jubilatoire,
Tilda Swinton en Margaret Thatcher demeure une caricature grotesque) ou peut-être parce qu’en se concentrant sur Curtis, Bong reste trop près de sa vision manquant d’empathie qui ne sera vraiment confrontée qu’en fin de parcours. Ce qui, au final, diminue un peu la portée de ce discours autrement radical, mais ne nuit point au plaisir de voir un cinéaste « étranger » (enfin, du point de vue des Oscars) refuser son rôle de passager clandestin au sein de la machine hollywoodienne, préférant s’approprier le blockbuster pour ainsi l’ouvrir à un avenir nouveau, international (les dernières images sont claires : l’homme blanc a fait son temps), et surtout plus humain.