Dès l’apparition du logo de la Toho et ce retentissant coup de canon, apparenté à un bruit pas ou à une explosion importante, le ton de
Gojira et de tout le kaiju-eiga est donné. Voici le genre des titans, des déflagrations, du traumatisme, comme si les pas du monstre avaient résonné aussi fort qu’une charge d’obus défonçant les tympans. À sa suite se succéderont avec plus ou moins de succès les diverses créatures de la Toho et des studios concurrents, en passant par les deux moutures américaines de Roland Emmerich et de
Gareth Edwards qui réaffirment non seulement l’actualité infatigable du lézard, mais aussi le talent dont a fait preuve Ishiro Honda pour le diriger. Car
Gojira, cette terrifiante métaphore du siècle nucléaire, n’est pas seulement le plus grand des kaiju-eiga parce qu’il est le premier ; il ne l’est pas non plus parce qu’il se targue d’être historiquement et sociologiquement si signifiant.
Gojira est surtout le plus
beau des kaiju-eiga parce que peu de cinéastes après Honda ont su structurer leur film et manier le genre avec autant de naturel et de sincérité.
À la manière des grands films du cinéma de genre, tout semble s’aligner instinctivement dans la première apparition de Gojira (« gorira » pour gorille et « kujira » pour baleine). Après les bombardements d’Hiroshima du 6 août 1945 et de Nagasaki le 9 août de la même année, le 13 août 1954 voit le terrible monstre de l’ère du Jurassique se réveiller suite à l’essai d’une bombe à hydrogène sur un atoll de l’océan Pacifique. Sa première victime, un navire de la marine marchande japonaise, réagit suffisamment rapidement en envoyant un S.O.S aux gardes-côtes qui entament alors une enquête sur la volatilisation des marins. Après une seconde disparition, l’anomalie surveillée maintenant de près par des scientifiques japonais attise la curiosité de la presse qui dépêche sur les abords de l’île d’Odo, un village fictif de pêcheurs situé dans la partie méridionale du pays, caméras et journalistes pour couvrir l’étude de ces phénomènes inexpliqués.
Né de la bombe H, la nouvelle arme testée pour la première fois par les Américains en 1952, Gojira incarne l’escalade militaro-industrielle des années 50, où la course aux armements se double d’un accroissement considérable des ressources économiques mondiales. Vu par le docteur Yamane (l’éternellement touchant
Takashi Shimura) comme une force de la nature que l’homme devrait étudier et non chasser, le monstre terrorise les militaires qui mettent en branle d’imposantes forces pour repousser (en vain) ses futures attaques. Quelques mois à peine suivant la fin de l’occupation américaine, Honda filme à nouveau l’armée japonaise, celle que son spécialiste des effets spéciaux Eiji Tsuburaya avait tant utilisée dans les films propagandistes de la Seconde Guerre mondiale.
Refilmer l’armée japonaise après la défaite rappelle au public la résilience de la nation, capable de défendre ses îles imprenables contre toute forme d’agression, qu’elle soit américaine ou surnaturelle. En effet, si les Américains ne mirent jamais le pied en sol japonais (ni aucun agresseur depuis des siècles – ce que les nationalistes ne manquent jamais de répéter), la bête, elle, n’omettra pas de laisser des traces de ses grands pieds reptiliens sur le sol de l’île. De l’agression à l’intrusion, le monstre évoque le spectre du nucléaire, notamment dans ces nombreuses scènes d’hôpitaux où les enfants atteints par les retombées radioactives du kaiju se rapprochent évidemment des horreurs de Fat Man et Little Boy. Dans la détresse et face à l’idée d’une seconde défaite, on conviendra qu’il faudrait avoir recours à la solution ultime : un autre type de bombe, plus dévastatrice que les précédentes, nommée la « destructrice d’oxygène » et qui, une fois amorcée dans l’eau, ferait imploser les molécules d’oxygène, éradiquant toute forme de vie sous-marine dans un rayon impressionnant. C’est donc au tour des Japonais d’utiliser une bombe, « pour les sauver du désastre », reprenant aux Américains cet « alibi » évoqué par Truman pour mettre fin à la guerre.
Gojira souligne ainsi le pacte de sang qui relie à présent les puissances nucléaires d’après-guerre. À la course effrénée pour l’armement, aux recherches agressives pour développer des armes toujours plus impardonnables, Honda rétorque par la création d’une créature punitive qui, en s’en prenant aux Japonais, rappelle les stigmates de la guerre tout en donnant au peuple l’occasion de se venger indirectement des événements d’août 45. Gojira ne réécrit néanmoins pas l’histoire. Il ne cherche pas à déculpabiliser ou à accuser. Il prédit métaphoriquement une apocalypse inévitable en montrant comment d’une arme on répondra nécessairement par une autre arme. Dans cette compétition internationale de la mégatonne, il n’y aura pas de gagnants.
À cette ferveur militaire où le cinéma permet de faire des forces d’autodéfense nationale une puissance à nouveau enivrante, Honda tient cependant à retenir du scientifique Serizawa (
Akihiko Hirata) qu’il est un génie angoissé, sorte d’Oppenheimer dont le cœur est bordé la nuit par les regrets. Prétextant que jamais l’arme qu’il vient d’inventer ne devrait être utilisée, car elle ne mettrait qu’en péril les relations internationales fragiles que le Japon tente de rétablir, le savant change d’avis dans une magnifique scène poétique – une des plus mémorables du genre – où un chœur d’écolières de Tokyo entonne une prière pour la paix. Ému par leur dévotion, l’humanisme de Serizawa cède à un pragmatisme jugé nécessaire par ses homologues. En se sacrifiant finalement pour faire exploser la bombe et tuer le monstre, le scientifique sauve la morale du film débattue entre les pacifistes, les environnementalistes et les militaristes sur fond de cris stridents et d’explosions.
C’est précisément en quoi Gojira est un film brillamment équilibré, ne tombant jamais dans la mièvrerie ni dans une désensibilisation dont souffre les volets subséquents, jusqu’aux plus récents. Film sur un monstre vengeur, Gojira c'est aussi l’histoire d’individus moraux dont l’ambivalence des opinions permet d’ouvrir des débats de fond sur la question du nucléaire, de la légitime défense et de l’expansion militaire. Ces thématiques sont renforcées par les effets techniques. Impressionnants pour l’époque, ils recourent au « suitmation », un procédé composé de lourds costumes de caoutchouc pour le monstre, de maquettes détaillées et d’un jeu sur la vitesse de déroulement de la pellicule qui pallie les bévues visuelles entre ce qui doit être perçu comme gigantesque et ce qui doit paraître minuscule. Le « suitmation » ainsi que la structure de Gojira jettent les bases d’un genre qui fera preuve de patience (ou de paresse?) avant d’afficher la volonté d’en altérer ces premiers préceptes, isolant le film de Honda là-haut, perché confortablement sur la cime du kaiju-eiga.
Car malgré les avancées techniques, la mise en scène du gigantisme de la bête a rarement été plus poétique que dans la mouture de 1954 ; pensons aux images des fonds marins, où les deux scientifiques traquent le monstre armés de la bombe anti-oxygène ; pensons à cette image marquante de Godzilla dont on voit le profil dans un magnifique contre-jour provenant de la ville enflammée. Ces pures images de l’enfer forment une grande allégorie sur la chute de l’Homme dans une sauvagerie sans nom, rendue absurde par la puissance incalculable des armements mis en cause et la miniaturisation de ceux-ci. Le leitmotiv du kaiju-eiga s’avère au final aussi lyrique qu’il est engagé et se résume par une fascination pour la disproportion (des monstres et des villes, des armes et des explosions, des actions et des conséquences). Une disproportion terrifiante et symptomatique, après tout, de toute l’histoire contemporaine.