DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Lone Survivor (2013)
Peter Berg

Le sang de nos martyrs

Par Jean-François Vandeuren
Le film de guerre a souvent été utilisé de façon sournoise – pour ne pas dire carrément vicieuse – pour tenter de faire avaler la pilule de certaines politiques guerrières d’un gouvernement à la population du pays concerné. De tels exercices se situent généralement assez loin des nuances d’une production comme Zero Dark Thirty, qui osait prendre position entre la nécessité d’action et la remise en question de l’opération militaire au sens large à une époque où la victoire n’est jamais définitive et paraît de plus en plus sans issue. Il faut dire que la manière de faire la guerre a aussi beaucoup changé depuis la Guerre du Vietnam, l’illusion d’équilibre étant désormais défendue par l’entremise d’attaques et de missions isolées plutôt que de grandes batailles au champ d’honneur. C’est de l’une de ces opérations ayant horriblement mal tourné dont traite le présent Lone Survivor de Peter Berg, initiative foncièrement manipulatrice comme il s’en est fait plus souvent que nous ne l’aurions souhaité depuis le 11 septembre 2001.

Le désastre en question s’est produit en juin 2005 dans les vastes collines de l’Afghanistan. Quatre Navy SEALS avaient alors été déployés pour tenter de neutraliser un important leader taliban. Attendant le moment opportun pour mettre leur plan à exécution, ces derniers sont soudainement surpris par un petit groupe de montagnards qui passaient par là. Après un long moment d’hésitation, les militaires décident de laisser filer les paysans et de battre en retraite, parfaitement conscients du risque qu’un des hommes préviennent le bataillon qu’ils étaient venus surprendre. Ce qui devait arriver arrivera et les quatre Américains seront vite encerclés par des dizaines de guerriers talibans visiblement prêts à tout pour avoir leur peau et défendre leur territoire. Lone Survivor s’engage dès lors dans la même quête idéologique et dramatique que le Black Hawk Down de Ridley Scott en relevant autant l’adrénaline que le profond sentiment de désespoir émanant du chaos d’une telle situation de combat. Si le film de Berg nous expose, certes, à l’horreur de la guerre d’une manière particulièrement brutale, le tout est malheureusement orchestré à des fins beaucoup plus spectaculaires que subversives.

Le réalisateur avait pourtant tous les éléments en main pour livrer un discours virulent sur la banalisation du conflit armé à une époque où des millions de joueurs se font la guerre quotidiennement à Call of Duty depuis le confort de leur salon. À l’opposé, Berg se sert plutôt des caractéristiques qu’il empreinte sans gêne au jeu vidéo pour accentuer l’impact viscéral des mécaniques de son long métrage. Après une séquence d’ouverture révélant l’entraînement inhumain auquel est soumise l’élite militaire américaine, nous nous retrouvons au coeur d’un environnement à la fois clos et ouvert dans lequel quatre soldats doivent coopérer pour survivre tandis que le maître d’oeuvre leur envoie des rafales d’ennemis à la figure à intervalle régulier. À l’instar des héros de ce genre de divertissements vidéoludiques, ceux de Berg n’auront eux aussi besoin que d’un court moment de répit pour retrouver leurs esprits et se remettre des sévices subis précédemment. Pour leur part, les guerriers talibans tomberont comme des mouches sous les tirs précis des Américains, Lone Survivor tombant du coup dans le même piège éthique que le film de Scott en ce qui a trait à l’importance accordée à une vie humaine dépendamment de ses origines.

Tout dans le film de Berg semble ainsi s’articuler autour de l’unique volonté de créer l’expérience de guerre la plus immersive qui soit – multipliant à cet effet les prises de vue à la première personne afin de renforcer les deux principaux rouages de sa démarche formelle et esthétique. L’objectif premier de Lone Survivor ne semble trop souvent se limiter du coup qu’à demeurer aussi fidèle que possible aux faits rapportés par l’unique survivant américain. Le réalisateur prendra d’ailleurs tout le temps nécessaire en début de parcours pour générer le maximum d’empathie à l’égard de ses futurs martyrs en soulignant à traits pesants la camaraderie qui les unit comme les bonnes valeurs familiales et matrimoniales qu’ils incarnent chacun à leur façon. Il y avait certainement un discours plus substantiel à tirer de pareil fait d’armes au-delà de la force et de l’endurance physique de ces machines de guerre faites de chair et d’os – et de bons sentiments –, en particulier vus les nombreux parallèles se tissant petit à petit entre le présent récit et l’échec du Vietnam, lequel hantera visiblement les Américains pendant encore de nombreuses années.

Le spectre d’un ennemi ayant de nouveau été horriblement sous-estimé par la toute-puissance militaire du pays de l’Oncle Sam plane ainsi continuellement au-dessus de la tête des héros de Berg. Un regard plus incisif sur les événements mis en scène aurait d’ailleurs pu être facilement relevé si le cinéaste n’avait pas concentré autant d’énergie dès le départ sur un travail de diabolisation systématique de « l’étranger ». La nation afghane sera ainsi présentée comme un peuple barbare et moyenâgeux jusqu’à ce moment fatidique où ledit seul survivant sera secouru par une poignée de villageois victimes de l’oppression talibane. C’est dans cet unique instant où le bon soldat toujours debout brandira une grenade sous le nez de ses sauveurs dont il doute toujours des intentions que le réalisateur semblera vouloir se montrer réellement critique face à la teneur de son projet. Une telle relativisation redeviendra toutefois vite ambigüe lorsque l’acte héroïque en question sera replacé dans un certain contexte socioculturel. Le film de Berg ne pourra alors que céder complètement sous le poids de ses innombrables contradictions.

À l’instar du tout aussi discutable The Kingdom de 2007, Lone Survivor est de ces initiatives où tout semble devoir se composer de noir ou de blanc, tandis que les zones les plus grises se révèlent généralement être les plus problématiques d’un point de vue éthique. Certains élans nous laisseront bien douter ici et là des objectifs réels du cinéaste, qui, sous ses séquences de combat d’une violence parfois extrême, laissera paraître quelques pistes de réflexion plus substantielles dont il ne tirera malheureusement aucun discours notable. Nous n’avons ainsi affaire qu’à une autre immortalisation toute hollywoodienne de l’héroïsme de combattants morts « pour la bonne cause », auxquels Lone Survivor ira jusqu’à conférer une aura quasi christique. Berg repoussera d’autant plus ses intentions aux limites du bon goût en fin de parcours en faisant défiler une série de clichés des dix-neuf soldats d’élite ayant perdu la vie au cours de l’opération au rythme d’une reprise des plus larmoyantes de l’intemporel « Heroes » de David Bowie. Produit d’une Amérique prise entre son égo de justicier planétaire et le prix venant avec un tel titre, Lone Survivor semble trop souvent intéressé à employer la perte de ses soldats comme porteuse de message plutôt que de la questionner.
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Critique publiée le 21 janvier 2014.