Alors il y a d’abord les factures. Celles d’un Jordan Belfort ambitieux (
Leonardo DiCaprio), déjà marié, habitant un appartement ringard dans un immeuble ringard. Un jeune premier qui, aussitôt qu’il met les pieds à Wall Street, est épaté par l’épicurisme et l’assurance de son mentor dégénéré (
Matthew McConaughey). Les dollars volent en tout sens, les stocks boursiers montent sans que personne n’empoche (sinon les courtiers) et la machine vrombit au rythme de la commission et d’une monnaie complètement éthérée. Jordan, sûr qu’il y a une place à prendre, joue le jeu qu’il y a à jouer. C’est un bleu. Il trébuche. Tombé comme James Stewart, il se relève comme Al Pacino, devenant le plus grand animal en cage du cinéaste depuis
Raging Bull et donnant à l’ensemble de sa distribution (DiCaprio et
Jonah Hill en tête de liste) l’occasion d’incarner certains des personnages les plus mémorables des dernières années. Et c’est à ce moment que
Wolf of Wall Street commence son virulent interrogatoire sur les habitudes économiques de l’Amérique. Derrière le krach de 1987 ? Rien sinon une arithmétique en panne. Derrière les salaires exorbitants des traders ? Rien sinon une gueule, un talent mercantile indéniable qui aurait fait rougir ces bons vieux Phéniciens. Mais qu’il y a-t-il derrière les prostituées payées à la chaîne, derrière les lignes de cocaïne enfilées à la queue leu leu ?
Alors il y a l’avarice. Comme toujours chez
Scorsese, l’idéal américain du
self-made-man se retourne contre l’Homme, le transforme en avatar de l’excès (de violence dans
Raging Bull, de respect dans
Goodfellas, de pouvoir dans
Casino).
The Wolf of Wall Street est ainsi le film le plus furieux du maestro américain, son film le plus critique, le plus enragé ; un film qui, à chacun des plans où il filme la déraison de son protagoniste, dénonce par le biais des nombreux dispositifs filmiques déployés. La voix off est vantarde, les regards caméra sont charismatiques, le montage est malin, l’utilisation d’un son tonitruant et de moments de silence bien choisis délimite l’aller-retour auquel Scorsese nous a toujours conviés : entre l’ambiance d’un bordel et celle de l’Église, qu’une coupe, qu’un fondu – éternellement maniés par l’inimitable Thelma Schoomaker – suffisent. C’est du grand art, dynamique comme personne ne sait plus (ou n’a déjà su ?) en faire, jetant à l’image ses idées avec une telle vélocité, une telle passion, que chaque séquence réitère ce qu’on ne peut plus nier : Scorsese est un cinéaste total, un créateur d’œuvres à la fois foncièrement populaires, amoureusement cinéphiles et indéniablement intelligentes.
La décadence orgiaque de Wolf of Wall Street prouve qu’à 71 ans, le réalisateur trouve toujours le moyen de renouveler son approche de l’Amérique qu’il adule. En effet, jamais le sexe n’a été autant filmé chez Scorsese, jamais la femme n’a été aussi instrumentalisée comme « mère ou putain », tellement qu’on pourrait dire – et ce serait juger bien vite une œuvre si dense – qu’il s’agit là d’un film tombant dans le piège de la même décadence qu’il scrute. Ce serait ôter au cinéaste son droit créateur, celui d’être en désaccord avec les personnages qu’il filme et d’interagir momentanément avec eux pour souligner leur comportement maladif et leur barbarie sans limites. Car si la prose décaméronienne de Scorsese et du scénariste Terence Winter (The Sopranos, Boardwalk Empire) peut déplaire, on ne peut nier que Wolf of Wall Street fait preuve d’un équilibre remarquable entre la félonie pure et l’autocritique d’un financier cherchant le repentir.
Autrement dit, Scorsese est américain, mais surtout italien, et ce particulièrement dans ces scènes festives dans les bureaux de Belfort qui hurlent l’amour du sexe et de l’argent comme des échos cocaïnés à un Fellini débauché. Au-delà du plaisir, pourtant, rien n’est rose ; ici, le plaisir retarde toujours la douleur. Au-delà de la franche rigolade que procure l’adjuvant incarné par Hill, rien ne pourrait sauver l’âme de Belfort, un homme vide qui représente cette nouvelle classe de truands. À l’image de ses meilleures comédies noires, l’élan de la mise en scène et du montage sont propulsés par le rire, freinés par la connerie. Des mauvais garçons de Mean Streets à ceux de Wolf of Wall Street, l’auteur n’a cessé d’épandre ses sujets et de suivre le rythme du crime. À chaque époque ses bandits et, s’amuser à comparer un film à l’autre, qu’il soit question de la familia de Goodfellas ou de la soif de contrôle de Casino, c’est surtout faire le jeu des différences et découvrir que la diatribe la plus acerbe que Scorsese ait jamais formulée est celle de Jordan Belfort, cet homme que le fond moraliste et chrétien de l’auteur ne parvient pas même à sauver.
Où tout est noir, que peut-il bien lui rester ? Où aucune lumière ne jaillit, que peut bien faire le cinéaste par excellence de l’expiation ? Faire un pas en arrière, regarder comment la civilisation américaine en est arrivée là en inscrivant son film dans une structure classique qui invoque le cinéma hollywoodien des belles années (les citations à Capra et à Hawks sont subtiles, mais senties) et s’attaque à chacun de ses mécanismes les plus éculés (le rêve, la comédie, la tragédie) pour l’étirer au possible, jusqu’à ce que l’élastique lâche et fouette. Quand Belfort y va d’un discours passionné devant sa horde de lions affamés, Scorsese y va d’un chant soul – celui de l’Amérique profonde, la vraie – qu’il plaque sur un plan de grue serpentant dans la foule agitée. La musique écarte, extrait et critique le mythe avec la même facilité que des forceps, mettant la table pour la razzia du FBI qui ne saurait tarder et qui, dans sa fluidité et son efficacité, rappelle les derniers actes des meilleurs films de gangsters.
Mais c’est peut-être dans son dernier plan que Scorsese ne s’est jamais avéré aussi lucide, aussi contemporain de la nation en laquelle il refuse maintenant de croire. Belfort, après avoir passé 22 mois en prison, se transforme en
motivational speaker. Introduit dans une scène finale par le véritable loup de Wall Street, la rengaine de la vente s’enclenche à nouveau devant le regard béat de l’auditoire. Dans un champ-contrechamp innatendu, Scorsese cadre la foule dans un moment de silence, comme au cinéma, eux regardant ce que nous avons regardé trois heures durant, eux nous renvoyant notre propre reflet (les fameuses scènes de miroir du cinéaste n’ont pas disparues), celui d’une Amérique qui permet à ces truands de prospérer. Ce regard, celui filmé dans le dernier plan, est le contrechamp admiratif de la calomnie. Alors que le protagoniste scorsesien a toujours été un martyr, le cinéaste a aujourd’hui compris qu’il ne pouvait plus l’être, que dans ce contrechamp il n’y avait pas l’œil du divin qui observait (comme dans la finale aérienne de
Taxi Driver, comme dans le supplice à genoux d’
After Hours, comme dans la dernière séquence de
Last Temptation of Christ, etc.), mais bien celui du public ; un public non plus fait de carton comme dans
King of Comedy, mais bien composé d’individus sincèrement amoureux des truands, des bandits, ces hommes plus grands que nature pour qui semble avoir été inventé le cinéma.