DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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American Hustle (2013)
David O. Russell

La pêche sur glace

Par Jean-François Vandeuren
Certaines histoires, certaines thématiques, demeurent – et demeureront malheureusement – intemporelles. Dans cette optique, revenir sur une affaire s’étant déroulée il y a plus de trente ans n’est parfois plus uniquement de l’ordre du simple exercice de mémoire, c’est aussi l’occasion d’offrir une perspective différente sur une problématique encore beaucoup trop présente dans l’actualité d’aujourd’hui. Tragique ironie ou dur constat confirmant la véracité du dicton voulant que « plus ça change, plus c’est pareil », il s’avère évidemment difficile de ne pas percevoir dans de tels parallèles un immobilisme des plus déconcertants. Les arnaques économiques et la corruption existeront en ce sens tant et aussi longtemps que la valeur du pouvoir se calculera et se marchandera en devises monétaires. Mais ces pratiques illicites se produisant à l’abri des regards indiscrets, ces échanges d’enveloppes brunes et de mallettes pleines de billets verts, ne sont-elles réellement que le théâtre de récits d’avarice? Se pourrait-il qu’il existe un tout autre effet de causalité au centre de certaines combines politiques?

Basé « en partie » sur une histoire vraie, American Hustle nous entraîne au départ dans l’idylle amoureuse et criminelle d’Irving Rosenfeld (Christian Bale) et Sydney Prosser (Amy Adams). Le duo aura fait rapidement fortune en exploitant la crédulité de citoyens désirant acquérir à tout prix une stabilité financière au coeur d’une Amérique se remettant encore de peine et de misère de la Guerre du Vietnam, leur laissant croire qu’ils seront en mesure de faire fructifier leur investissement, et ce, en un temps record. Lorsque l’agent du FBI Richie DiMaso (Bradley Cooper) réussit à les épingler, celui-ci propose aux deux escrocs de mettre leurs talents au service de l’état en l’aidant à mettre la main au collet de quelques criminels à cravate. En échange de leurs bons services, Irving et Sydney éviteront un long séjour derrière les barreaux. La recherche incessante d’une grosse prise de l’homme de loi l’amènera à prendre le maire d’une ville du New Jersey, Carmine Polito (Jeremy Renner), dans ses filets, celui-ci désirant financer la reconstruction d’Atlantic City dans le but de relancer l’économie locale et de créer une multitude de nouveaux emplois.

À travers une intrigue on ne peut plus classique, soutenant allègrement l’impression de déjà-vu devant en découler, David O. Russell poursuit sur sa lancée des dernières années en liant les moindres gestes posés par ses protagonistes – qu’ils soient calculés ou impulsifs – à une certaine notion de survie dans un univers où il est souvent nécessaire de jouer du coude pour arriver à ses fins. Le récit d’Irving Rosenfeld est d’ailleurs celui d’un homme qui, dès son plus jeune âge, orchestrait de petites combines pour faire vivre l’entreprise familiale. De fil en aiguille, l’homme sera passé maître dans l’art de l’escroquerie, sachant comment emballer ses victimes, et surtout comment rester suffisamment petit pour ne pas élever les soupçons. Oeuvrant pour les êtres qui lui sont chers plutôt que pour l’accumulation de biens matériels, le parcours d’Irving rejoint ultimement celui de Carmine, dont l’objectif demeure d’assurer la prospérité de sa communauté, lui qui ne pourra compter pour ce faire sur le soutien des grandes institutions financières. American Hustle ne cherche évidemment pas à faire l’apologie de ce genre de pratiques, mais plutôt à questionner la façon dont elles peuvent se faufiler au coeur des intentions les plus légitimes, abordant celles-ci comme une conséquence directe d’une réalité sociale ne pouvant que prendre de plus en plus d’ampleur.

En laissant toujours planer le doute à savoir qui se joue réellement de qui, American Hustle parvient à des résultats, certes, attendus, mais non moins trépidants, ne se gênant pas pour jouer carte sur table plus souvent qu’à son tour tout en nous invitant à remettre continuellement en question les intentions et les motivations des personnages. À l’instar de ses meilleurs élans, David O. Russell réussit à atteindre de tels sommets en faisant toujours passer ses sujets et les relations tumultueuses qu’ils entretiennent avec les autres, mais aussi avec eux-mêmes, avant l’intrigue en soi. L’Américain confère du coup un visage plus humain à des enjeux ordinairement dépourvus de toute humanité, lui permettant par la même occasion de mieux huiler les mécaniques éculées de cette histoire d’arnaques des plus typiques, mais dont les visées se révèlent étonnamment inversées. Une partie du mérite revient à cet effet à l’imposante distribution que Russell aura pu assembler au fil de ses collaborations des dernières années, ses têtes d’affiche oscillant toutes entre la force de caractère, la fragilité et le pathétisme de leur personnage pris entre le rêve et la désillusion, l’ambition et la cupidité, les positions de dominant et de dominé.

Ces dilemmes et ces contradictions prennent évidemment forme ici des deux côtés de la loi. Agir au nom du bien ne signifie plus nécessairement le faire, et vice-versa. L’une des principales forces du cinéma de David O. Russell a d’ailleurs toujours été sa parfaite assimilation des traits distinctifs de l’espace et du temps sillonnés, de même que du genre dont il s’affaire à déjouer les codes, équilibrant toujours allègrement ses efforts entre drame et comédie. La démarche du réalisateur ne repose toutefois pas que sur l’attention accordée aux détails en ce qui a trait aux décors et costumes, mais également sur la pertinence des phénomènes sociaux observés et la capacité de l’Américain à en relever adéquatement l’essence. Des telles qualités ressortent évidemment davantage ici étant donnée l’époque visitée, le scénario et la démarche artistique d’American Hustle faisant inévitablement écho au cinéma du maître Scorsese, que Russell cite abondamment (utilisation marquée de la voix off, mouvements de caméra très expressifs, dialogues musclées livrées à la perfection par des interprètes au jeu aussi imposant que nuancé…) tout en s’évertuant à aller à contre-courant.

Après l’excellent The Fighter et le surestimé, mais non moins sympathique, Silver Linings Playbook, David O. Russell confirme avec American Hustle qu’il est de la trempe des meilleurs raconteurs travaillant actuellement à Hollywood. À travers ses histoires de battants se démenant corps et âme contre le reste du monde, mais aussi contre eux-mêmes et leurs racines, l’Américain aura su trouver un parfait équilibre entre une certaine tradition cinématographique américaine et le modèle narratif privilégié aujourd’hui. Le réalisateur aura retenu en ce sens une leçon ou deux de l’expérience plutôt sinueuse de I Heart Huckabees, comprenant bien que les résultats les plus concluants peuvent être atteints en empruntant les chemins les plus simples. Plutôt que de chercher à réinventer la roue, Russell est désormais conscient qu’il peut arriver à ses fins en s’assurant simplement du bon fonctionnement de celle-ci. Spectacle aussi maîtrisé dans la forme que dense et enlevant sur le plan du récit, American Hustle confirme que la signature du cinéaste ne relève pas tant de l’esthétisme, mais plutôt de sa façon parfaitement sentie de replacer l’Homme et d’intégrer le rire au coeur du drame.
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Critique publiée le 9 janvier 2014.