DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Démantèlement, Le (2013)
Sébastien Pilote

Qu'elle était verte ma vallée

Par Mathieu Li-Goyette
«Je me suis toujours beaucoup identifié à mes grands-pères. À ce genre d'hommes-là, droits et travaillants, décidés. Des self-made men au sens strict, qui ont eu à se réinventer quand la vie - jusque-là très limitée - s'est ouverte toute grande devant eux» - Le sel de la terre, Samuel Archibald, p. 16

Fort est à parier que les images du Démantèlement seront les plus mémorables de l'année 2013 du cinéma québécois. On a retrouvé dans ces plans quelque chose de la terre perdue, de la ruralité éculée par des années de cinéma gris comme le béton, bleu comme de la vis Tapcon. Dans Le démantèlement, Sébastien Pilote arpente le territoire saguenéen, celui d'Hébertville, la petite ville qui fait office de shortcut vers le Lac. Dans cet espace où l'on ne s'arrête que pour y rester longtemps, Gaby (Gabriel Arcand) s'occupe de ses moutons, donne le biberon aux agneaux et boit machinalement son café chaque matin, l'entrecoupant de bouchées de toasts avec de la confiture Bonne Maman. Le deuxième film de Pilote est un film où la familiarité règne, où le cinéaste vulgarise avec concision les aléas de la condition québécoise rurale et des gens qui ont décidé d'y faire leur vie. Les sacrifices personnels font ici partie prenante du quotidien, car les comptes et les dollars amassés par la vente de la laine parviennent tout juste à payer une subsistance quotidienne.

Or, ajouter à cela deux filles, dont l'une qui monte dans le Nord pour demander à son père 200 000$ suite à un divorce, c'est enfoncer le clou dans le tombeau financier du fier travailleur qu'est Gaby. Prêt à tout - comme un bon papa Goriot ou le roi Lear, c'est selon - pour subvenir aux besoins de sa progéniture, le fermier tergiversera quelques scènes durant avant de se résoudre à son inévitable fin: il doit démanteler sa ferme, récupérer l'argent qu'il en tirera, en donner à sa Marie adorée (Lucie Laurier) et garder le reste pour ses vieux jours qu'il passera en ville, à Saguenay. Son ami comptable (Gilles Renaud) tente de l'en dissuader, plusieurs membres de la communauté, consciemment ou non, entravent le chemin du démantèlement, mais Gaby persiste. La grande force du film, c'est d'avoir fait de la fin volontaire une quête, d'avoir trouvé un héros dont l'espérance était de se débarrasser de cette ferme «qui lui a toujours fait mal». La déchéance et l'accumulation des péripéties malheureuses font néanmoins lorgner Le démantèlement vers le misérabilisme, cette éponge à malheur qui vient s'emparer de chaque situation (la relation de Gaby avec son chien est la plus frappante), comme si tout le potentiel émotif de toutes les scènes ne pointait que dans une seule et même direction: l'accablement. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que le film s'ouvre sur un agneau et qu'il se termine sur un héritage. Le «bon fond» sacrificiel québécois se déploie et libre au spectateur d'y adhérer ou pas.

Le beau problème, c'est qu'en visant délibérément vers le bas, Gaby s'attire autant de pitié que d'admiration. L'homme est fort (Arcand lui confère une présence qui est celle de l'éternel insoumis) et son environnement, lui, à la dérive. Il se laissera finalement emporter par le courant du démantèlement, celui qui met en ruine tranquillement les campagnes au profit d'une nouvelle économie de marché, celle des fermes industrielles et du commerce mondialisé. À l'image du Vendeur, le discours social est puissant: vendre une ferme passée de génération en génération pour payer l'hypothèque d'une maison de banlieue impersonnelle, c'est le triste sort de bien des ménages qui ont décidé de centraliser leur vie autour de la métropole. Heureusement, la retraite de Gaby n'est pas que grise, nous dit l'auteur. Il pourra rendre visite à son autre fille (Sophie Desmarais) qui joue au théâtre à Montréal. Cette dernière, trop occupée pour retourner dans son patelin, s'inquiète d'ailleurs pour lui et arrive dans le dernier tiers du film pour clore l'ensemble, pour faire parler Gaby de son ressentiment le plus profond à l'égard de son héritage et de cette vocation qu'il a eue 40 années durant. La résilience fait place à l'abandon; Le démantèlement raconte une transition, le regard porté vers un passé nostalgique, idyllique. Ces images feutrées de moutons traversant les collines, ces travellings tranquilles qui lient les gens à l'espace qu'ils habitent sont autant de plans mémorables qui, accompagnés de phrases éloquentes et peu bavardes, procurent quelques-uns des rares moments de grâce du cinéma québécois contemporain.

Par sa mise en scène, Pilote invoque les fantômes du récit québécois populaire, la prose du petit monde comme Ringuet savait l'écrire et, brillant comme il l'est, le cinéaste l'échafaude dans une structure dramatique limpide où le drame devient bien moins celui d'un démantèlement que celui de l'argent matériel échangé contre l'argent à crédit. Rien n'est plus matériel qu'un compresseur à air, qu'un mouton bien vivant dont on extrait de la matière et qui se reproduit; c'est une économie de la terre, basée sur le travail et la sueur, sur la patience et la résistance. À l'inverse de son film précédent où l'argent était matérialisé dans ces voitures que Gilbert Sicotte s'efforçait de vendre à des gens qui n'en avaient souvent aucunement besoin, Le démantèlement se penche sur l'autre versant du cycle économique dans une région suffisamment petite et aux réalités suffisamment intelligibles pour qu'on puisse y voir et y comprendre la somme du marché moderne. Prenant d'ailleurs racine dans la même région, Le sel de la terre de Samuel Archibald, essai sur la classe moyenne héritière de cette classe ouvrière dont Gaby serait l'archétype, forme un diptyque passionnant avec l'oeuvre de Pilote.

Somme toute, Le démantèlement n'est pas la grande fresque fordienne espérée. La belle trame sonore signée Serge Nakaushi-Pelletier recouvre le moindre bruit de fond, le moindre pas de Gaby dans sa maison isolée. En tenant à bout de bras le drame avec une structure narrative trop convenue, Pilote l'empêche de retomber sur terre et nous empêche, nous, de ressentir la détresse de l'instant. Comme une maison aux poutres de soutien encombrantes, Le démantèlement n'en finit plus de vouloir «faire comprendre» et c'est là, malgré la beauté inhérente de ses paysages et la force de ses interprétations, que le coeur lâche et que la passion s'étiole à mesure que la soumission gonfle. Demandez-nous d'être humanistes. Demandez-nous de pleurer. Mais ne nous demandez pas de geindre. C'est bien l'Homme qui garde les bêtes, pas l'inverse.
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Critique publiée le 21 novembre 2013.