DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Gravity (2013)
Alfonso Cuarón

Survivre est un choix

Par Jean-François Vandeuren
Nous entendons parler de Gravity depuis tellement longtemps que nous étions en droit de nous demander si Alfonso Cuarón aurait un jour la chance de partir en orbite pour y tourner ce scénario catastrophe duquel ne pouvait émaner que la plus inconcevable des histoires de survie. Nous expliquons néanmoins d’entrée de jeu l’acharnement dont aura fait preuve le cinéaste mexicain, et ce, malgré le manque de soutien de la part des studios et les difficultés à mettre une tête d’affiche sous contrat. S’étant visiblement donné pour mission de repousser les limites du plan séquence, celui qui aura bâti en grande partie sa réputation autour de l’orchestration de moments de cinéma aussi audacieux qu’époustouflants aura eu la merveilleuse idée d’investir un espace lui offrant une liberté de mouvement absolue. Mais autant la feuille de route du réalisateur était en soi suffisante pour convaincre les plus sceptiques, la question demeurait tout de même à savoir au service de quel discours se porterait chacune de ces prouesses visuelles? Gravity parviendrait-il à s’imposer comme l’expérience transcendante tant espérée? Où s’il n’en ressortirait finalement qu’un simple – mais non moins formidable – accomplissement technique?

Quelque part en orbite autour de la Terre, une équipe d’ingénieurs et d’astronautes assurent la maintenance du télescope Hubble. Tandis que trois membres de la mission se trouvent à l’extérieur de la navette pour mener à bien l’opération, Houston les informe qu’une grande quantité de débris résultant de la destruction d’un satellite russe se dirigent tout droit vers eux. Le groupe n’ayant pas le temps de réagir, la zone de travail est vite anéantie par ces morceaux de métal voyageant à très grande vitesse, tuant sur le coup la majorité de l’équipage et projetant Ryan Stone (Sandra Bullock) et Matt Kowalski (George Clooney) dans l’espace infini. Leur seule chance de revenir sur Terre sera alors de rejoindre la Station Spatiale Internationale et d’en utiliser l’une des capsules de sauvetage. Le tout avant que la masse de fragments ne les frappent de nouveau et ne réduisent davantage leurs chances de survie.

De bien des façons, Gravity se penche sur les mêmes grands thèmes qu’abordait Cuarón dans son mémorable Children of Men, lesquels se voient articulés ici autour d’une démarche n’étant pas étrangère à celle qui avait marqué le Alien de Ridley Scott. Dans l’opus de 2006, le réalisateur nous présentait une humanité contemplant sa propre extinction, son dernier espoir reposant sur la promesse d’une première naissance en près de deux décennies. Travaillant cette fois-ci à partir de son propre scénario, Cuarón oppose une fois de plus la vie et la mort dans ses deux finalités. Une intention qui sera clairement mise en évidence lorsque Ryan quittera le néant intersidéral pour se réfugier à l’intérieur de la SSI, où elle reprendra momentanément ses esprits en tournant sur elle-même en position foetale. Le maître d’oeuvre préparera dès lors le terrain pour une avalanche de complications qu’il liera intrinsèquement à l’acte de la naissance, rattachant d’ailleurs toujours son personnage de femme forte au prénom résolument masculin à cet environnement à partir de filages et de boyaux prenant carrément la forme de cordons ombilicaux. Ce lieu, Ryan ne pourra le quitter que lorsque celui-ci l’éjectera de force, mais également que lorsqu’elle sera résolue à poursuivre sa route, elle qui considérera la mort en cet endroit si serein jusqu’au tout dernier instant.

Ryan semblera dans son élément au milieu de ce calme imperturbable, ordinairement à l’abri de tous drames humains. Cuarón placera du coup son astronaute sur la mince ligne séparant l’instinct de survie et le simple désir de vivre. Gravity se révèle en ce sens hanté par le même spectre que celui autour duquel se seront bâtis bien des récits de lutte du quotidien au cours de la dernière année. C’est d’ailleurs dans les petits détails que la perspicacité comme la prodigieuse exécution technique du réalisateur prend d’abord tout son sens. En apesanteur, Ryan sera toujours entourée d’une coquille la protégeant autant qu’elle la gardera prisonnière, qu’il s’agisse de l’intérieur d’une installation spatiale ou de sa combinaison comme telle. Cuarón cloîtrera le spectateur au même titre que son protagoniste, nous confrontant au même environnement sonore – venant appuyer une réalité que le Mexicain mettra clairement en évidence dans son prologue -, étouffé par le néant d’une bulle paraissant à la fois étroite et infinie.

Si, malgré la multiplication des obstacles et des menaces d’une mort imminentes, le cinéaste fait part d’une indéniable volonté de garder son film à l’intérieur des limites de la vraisemblance, ce dernier ne fait preuve d’aucune retenue en ce qui a trait à tout le reste. Il n’y a néanmoins rien ici dont la mise en scène ne semble pas avoir été longuement réfléchie. Cuarón rythme ainsi son intrigue à partir des accents épiques de la trame sonore omniprésente de Steven Price, laquelle vient parfaitement contrebalancer le travail d’une minutie exceptionnelle effectué au niveau de la conception sonore. Certes, Gravity explore une histoire de deuil et de résilience comme le cinéma nous en a déjà proposé à la tonne. Un scénario qui, s’il peut paraître plutôt accessoire pour un spectacle aussi ambitieux – détail dont Cuarón se montrera d’ailleurs parfaitement conscient -, vient néanmoins renforcer le propos de l’oeuvre dans son ensemble d’une manière se voulant à la fois logique, sentie et parfaitement articulée.

Évidemment, sur le plan de la forme, le réalisateur mexicain aura remporté son pari haut la main, dévoilant toute la grandeur de sa vision dès ce premier plan séquence étourdissant. Multipliant les prises à la première personne, les jeux de perspective et les escalades de tension à un rythme effréné, il est clair que tout a été mis en oeuvre ici dans le but d’édifier l’expérience cinématographique la plus immersive qui soit, et ce, aussi bien d’un point de vue purement esthétique que sensoriel et émotif. Mais Cuarón démontre également l’ampleur de ses méthodes de même que toute sa sensibilité dans sa façon d’approcher l’espace (dans les deux sens du terme), dont il tire à tout coup des images d’une beauté à couper le souffle, pour nous faire ressentir l’étendu du vide s’étendant à perte de vue – ce plan stable où Matt n’apparaîtra plus que comme un minuscule point blanc s’éloignant au loin – ou nous entasser à l’opposé dans les recoins les plus restreints d’une navette spatiale.

Ryan devra donc passer par toute la gamme des émotions et aller au bout de ses forces avant de pouvoir redécouvrir le monde. Cuarón semblera d’ailleurs s’acharner sur son pauvre protagoniste, qu’il placera continuellement dans les pires situations imaginables. Ce n’est néanmoins qu’après avoir été soumise à cette brutalité que celle-ci pourra finalement se libérer des derniers morceaux d’une matière technologique à double tranchant et refaire ses premiers pas sur la terre ferme. Il est évidemment facile de prêter nombre d’intentions à une telle production, de vouloir absolument la comparer à des oeuvres de science-fiction beaucoup plus denses de la trempe d’un Solaris ou d’un 2001: A Space Odyssey. Vue la durée assez concise du film de Cuarón, il était déjà évident que celui-ci visait des considérations beaucoup plus viscérales que cérébrales. Approcher l’épopée d’Alfonso Cuarón avec de telles attentes serait en ce sens une erreur. Autrement, Gravity se révèle une expérience unique à bien des égards, nous confrontant sans détour à la force de caractère d’une humanité éprouvée, à bout de souffle et de ressources, mais refusant toujours d’abdiquer.
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Critique publiée le 10 octobre 2013.
 
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