Les portes d’Hollywood étaient grandes ouvertes pour
Denis Villeneuve. Après avoir été honoré d’une nomination aux Oscars pour le controversé
Incendies, le cinéaste québécois se retrouve à présent à la tête d’un thriller ambitieux, entouré d’une distribution de haut calibre, et ce, aussi bien en termes de talent brut que de prestige. Comme c’est généralement le cas lorsqu’un réalisateur étranger est soudainement approché par des producteurs américains, Villeneuve se retrouve ici à la tête d’un film de studio, bénéficiant de moyens incomparables avec ceux avec lesquels il avait dû composer jusqu’à maintenant. Il s’avère d’ailleurs vite évident au contact du présent
Prisoners que Villeneuve était à la hauteur du défi proposé, lui qui tenait visiblement à faire une forte première impression chez nos voisins du sud. La complexité dramatique et narrative du scénario d’Aaron Guzikowski (
Contraband) lui donnait d’autant plus toute la latitude voulue pour arriver à ses fins. Villeneuve aura vu grand pour cette première incursion en terre hollywoodienne, peut-être un peu trop…
Le Québécois n’aura pas eu à faire abstraction ici de ses méthodes habituelles pour servir des intérêts plus spectaculaires. Sa démarche froide, dont la rigidité en apparence impénétrable s’effondrera petit à petit face à une humanité de plus en plus éprouvée, ne pouvait mieux coller à une histoire aussi sordide que celle de l’enlèvement de deux fillettes. Un événement tragique qui poussera les deux pères concernés, Keller (
Hugh Jackman) et Franklin (
Terrence Howard) vers une quête de justice qu’ils mèneront en périphérie d’une enquête policière ne produisant pas les résultats escomptés, celle-ci étant menée par un jeune détective plus perspicace (
Jake Gyllenhaal) pour qui l’échec n’est pas non plus une option. Si le traitement que Keller réservera au présumé kidnappeur (
Paul Dano) pour tenter de retrouver sa fille fera inévitablement écho au plan mis en branle par le protagoniste des
Sept jours du talion de
Podz, cet aspect ne compose ici qu’une infime partie d’une intrigue ayant pour ambition de dresser un portrait exhaustif d’un cas de kidnapping. Prisoners va ainsi à contre-courant de ce à quoi ce type de récits a pu nous habitués en mettant moins l’emphase sur le cadencement d’une course contre la montre pour privilégier l’évolution du drame dont tenteront de se libérer l’ensemble des personnages.
De cette mise en situation émanera progressivement un discours sur l’Amérique que Guzikowski et Villeneuve déploieront à partir d’une série de divisions et d’ironies venant remettre en question autant les gestes perpétrés par leurs personnages que les rouages mêmes de leur intrigue. Le contraste entre le caractère de Keller et du détective fera alors ressortir l’opposition tout aussi significative entre les points de vue défendus par les deux pères de famille. Habitant à quelques rues l’un de l’autre, l’un (issu de la classe moyenne) sera favorable à l’idée de transgresser la loi pour arriver à ses fins, tandis que l’autre (appartenant à un milieu plus aisé) sera plus enclin à faire confiance au système et aux représentants de la loi. Keller s’impose du coup comme le citoyen d’une Amérique ayant connu sa part de drames au cours de la dernière décennie, adhérant à une culture poussant de plus en plus d’individus à se préparer de manière obsessive à toute éventualité. Ce dernier verra toutefois ces illusions de sécurité partir en fumée suite à cet événement que même le plus prévoyant des hommes n’aurait pu empêcher.
Ces intentions sont également soutenues par une nette séparation entre les personnages masculins et féminins, rupture reflétant encore-là la discordance entre deux réalités, deux modes de pensée. Déjà présenté comme un homme pris entre deux époques, Keller prend visiblement son rôle de pourvoyeur et de protecteur très au sérieux, tandis que sa femme (
Maria Bello) sera clouée au lit durant la quasi-totalité du récit, incapable de faire face à la crise en cours. Ce sera tout le contraire du côté de Franklin, lui qui ne s’imposera jamais comme un leader naturel alors que ce sera plutôt son épouse (
Viola Davis) qui saura faire preuve de caractère au moment opportun. Autrement, la gente féminine sera tenue à l’écart des recherches, tandis que les hommes courront après leur queue et/ou à leur perte pour défendre leur masculinité. Une idée dont la symbolique ne sera totalement révélée que lors du point culminant du scénario de Guzikowski.
L’auteur situe ainsi habilement la progression de son intrigue à mi-chemin entre l’urgence d’agir et l’apparent cul-de-sac auquel seront sans cesse confrontés ses principaux personnages, écrasés par la lourdeur du temps qui passe, emportant avec lui la moindre parcelle d’espoir. C’est peut-être à cet égard que le film de Denis Villeneuve finit par montrer ses premiers signes de faiblesse, après un premier tiers particulièrement engageant. La structure narrative comme la mise en scène des moments clés de
Prisoners se laissent d’ailleurs approcher comme l’on s’immiscerait dans la lecture d’un roman plutôt que dans le visionnement d’un long métrage. Une approche menant inévitablement à d’importantes ruptures de ton, notamment lors de l’introduction de pistes secondaires dont les finalités renforcent, certes, cette idée de néant dans lequel s’acharnent les individus concernés, mais étirent également une intrigue – s’étalant déjà sur plus de 150 minutes – où pareil immobilisme, qui aurait pu être souligné ici de manière beaucoup plus effective, s’avère souvent à double tranchant.
Évidemment, la création de Villeneuve et Guzikowski demeure immensément redevable à l’oeuvre d’un certain
David Fincher. Le labyrinthe prenant forme autour des personnages – qui sera évoqué visuellement à répétition tout au long de l’histoire – n’est pas sans rappeler celui dont tentaient de venir à bout ceux du
Zodiac de 2007 (dont
Prisoners récupère d’ailleurs l’une des têtes d’affiche). C’est néanmoins de
Se7en dont le film de Villeneuve tire la majorité de son inspiration – le présent opus s’étalant lui aussi sur sept jours d’enquête au cours desquels la cruauté, les motifs religieux et les intempéries dicteront l’allure du récit. Le réalisateur aura d’ailleurs pu s’entourer d’une équipe de rêve pour créer les ambiances glauques et glaciales dans lesquelles trempe son univers. On pense plus particulièrement au maître Roger Deakins (
Skyfall), dont les images viennent alourdir la grisaille englobant cette petite localité laissée à elle-même, et aux compositions aussi pesantes que vaporeuses de Jóhann Jóhannsson, offrant pour leur part une rythmique et une perspective uniques à certaines séquences, notamment en fin de parcours lorsque tout l’attirail de Villeneuve sera mis à profit pour créer un formidable moment de tension.
Villeneuve sera parvenu ici à éviter la plupart des pièges dans lesquels il sera si souvent tombé par le passé en ce qui a trait à la représentation de la violence. La sobriété avec laquelle aura été traité l’ensemble laisse néanmoins toujours paraître le contrôle exercé par le cinéaste sur chacun des aspects de son film. C’est là que
Prisoners flanche sous le poids de ses ambitions, ne parvenant pas à dissimuler le spectre de ses deux maîtres d’oeuvre dans une production qui demandait pourtant un traitement moins compact, plus volatil. Il sera d’autant plus dommage de voir la résolution d’une intrigue aussi sinueuse ne reposer au final que sur une série de hasards fortuits, remettant en question la validité d’une telle démarche dont la complexité semblera du coup quelque peu forcée. Comme toute production faite sur mesure pour la saison des remises de prix,
Prisoners repose en grande partie sur l’intensité des performances d’une distribution de premier plan. Il en ressort un thriller captivant, souvent prenant émotionnellement, à la forme maîtrisée, soutenant un bagage d’idées, de questions morales et d’intentions scénaristiques, certes, imposant, mais un peu trop brouillon.