DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Blue Jasmine (2013)
Woody Allen

La dame en bleu

Par Mathieu Li-Goyette
Blue Jasmine est un douloureux souvenir qui prend vie par le biais de la maladie, une réminiscence animée par le choc de la névrose et entretenue par cette nostalgie d'un bel autrefois. On y flotte aux côtés de Cate Blanchett qui, elle, s'égare dans les bas quartiers de San Fransico (au présent) ou de New York (au passé). Elle en détresse, nous en contrôle, c'est ainsi que fonctionne toute la charge dramatique de Blue Jasmine à l'image des autres grands portraits de femmes de l'auteur (Hannah and Her Sisters, Another Woman, Alice). Le retour de Woody Allen aux États-Unis après To Rome With Love le montre à l’affût des grandes plaques tectoniques économiques. Pas de culture comme dans Midnight in Paris, pas d'amour comme dans la capitale italienne : ce qui définit New York pour le cinéaste, ce n'est plus ses intellos et sa faune d'excentrique, mais bien son argent, sa luxure qui n'en finit plus de s’épandre et d'engloutir. Les boutiques de luxe, les magouilleurs, les sugar daddies sans scrupule, bref, toutes les proies du fisc réunies dans la cité du dollar.

Car même si Jasmine French, cette ex-bourgeoise dont le mari (Alec Baldwin) s'est avéré un escroc de première, est malade, sa maladie est ici l'entonnoir du montage. Chaque crise ramène à l'essentiel les possibilités du récit jusqu'à inaugurer un flashback, une explication supplémentaire qui lève le voile sur la vie d'avant l'écroulement. En ce sens, l’œuvre sert de pivot brillant entre deux époques (celle de l'Amérique des années 2000 et celle des années 2010 marquées par le mouvement Occupy, la conscientisation de masse et la critique popularisée des pouvoirs établis) entre lesquelles Jasmine est écartelée. Pour souligner le contraste, la ville de la côte Est répond à celle de la côte Ouest comme les deux poids de la grande balance étasunienne. D'une part, la maladie de Jasmine la replonge dans une nostalgie de l'aisance, d'autre part sa sœur (Sally Hawkins) l'aide à se reprendre en mains. Si la vie occidentale, c'est celle de la Crise, c'est aussi celle du perpétuel renouvellement. Changer de carrière à 40 ans, c'est bien là l'autre thème de Blue Jasmine.

Plus encore, c'est le thème primordial d'un film qui sait alterner entre le général et le particulier en traçant des corrélations éclairantes entre l'économique et l'intime. Dans un monde où l'humoriste Louis C. K. est un gentil technicien de son qui roule sa bosse et où Peter Sarsgaard est un diplomate qui rêve du sénat, le jeu des classes sociales se manifeste à chaque conversation, à chaque « c'est à cause des gênes » que lance la petite sœur commis d'épicerie à la grande Jasmine. À l'image des mélodrames bourgeois de Jean Renoir, les luttes verbales proférées dans Blue Jasmine agissent comme révélateurs des inégalités. Allen révèle, comme la fleur du titre qui ne se dévoile que la nuit (et comme le faux nom de l'héroïne), comment l'amour est aujourd'hui économique, comment le mariage est aussi une alliance de portefeuilles et comment, au-delà des baisers et des complicités, tout se termine en dettes, en poursuites, en gains et en pertes. L'auteur montre un amour bourgeois qui découle d'une stabilité financière comme à l'époque des rois et des reines. D'une métaphore érotique du jasmin bleu, voilà qu'on se retrouve à patauger dans le sang bleu néo-libéral.

Heureusement, Allen ne s'est pas lassé du sentiment amoureux qu'il considère bien éloigné de l'institution du couple, car Blue Jasmine n'est pas le film cynique et grincheux qu'il aurait pu être. D'abord parce que Cate Blanchett y met toutes ses tripes, ensuite parce qu'Allen donne sans cesse de l'espoir à ses personnages. La vie semble s'écrouler pour mieux se refaire, les malchances précédant les retournements de situations bienheureux. Avec la sagesse de l'âge, Allen montre le couple se décomposer à coup d’ellipses ambitieuses; personne, sinon la sœur, ne s'en sort, car tous se sont frottés trop près de cette belle inconnue, seule à sa table, qui attire, qui charme et qui, sans trop s'en rendre compte – par manque d'affection, suggère l'auteur – a fracturé le mythe de l'amour.

Les regards complexés de Blanchett et sa manière de gesticuler, tant par le rythme de ses bras que par sa façon de se taire, de pencher la tête et de fixer dans le blanc des yeux son interlocuteur, n'en deviennent jamais lassants. C'est que tout le talent de l'actrice est renchéri par la patience d'Allen qui s'obstine à ne pas couper l'élan de l'interprète par un contrechamp, luttant pour que chaque échange repose essentiellement sur des dialogues inspirés qui se tendent la parole plutôt qu'il ne la s'entrecoupe. Quand Blanchett parle, c'est tout le cadre qui devient silencieux. Quand elle parle dans le vide. Quand elle parle à son ex-mari. À son petit ami diplomate. À sa sœur. Les gens se taisent alors qu'elle, elle coupe... Elle coupe comme elle coupe son présent d'un trop de passé, repassant sa vie en boucle, prisonnière de ses décisions enflammées qui causèrent ultimement sa propre perte.

Blue Jasmine est-il le film d'un cinéaste aux regrets inconsolables? Ce serait prendre au pied de la lettre Allen que d'y voir une complainte. Au contraire, Blue Jasmine est l'une de ses œuvres les plus vivaces; on y montre comment la nostalgie paralyse et comment, nonobstant la détresse et l'abandon ressentis par l'héroïne, le monde continuera toujours de tourner, qu'elle en soit le centre d'attraction ou non. Que l'auteur mette en doute la subjectivité, qu'il ose, ne serait-ce qu'ici, exposer clairement l'inévitable folie qui en découle (dans le récit comme par son montage), c'est bien le signe que malgré les années, les cinquante œuvres et toutes celles à venir, il n'y aura jamais assez de films de Woody Allen.
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 1er septembre 2013.