DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Drug War (2012)
Johnnie To

Double jeu

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Qu'a à nous dire Johnnie To sur Johnnie To en 2013? Peu de choses, au fond, sinon qu'il continue de faire du Johnnie To - c'est-à-dire de jouer avec les paramètres d'un système qui semble s'être cristallisé il y a de cela une dizaine d'années, question de voir ce qu'il y a encore à en tirer. Drug War, en ce sens, semble d'emblée condamné à n'être « qu'un autre » Johnnie To : ingénieux, sophistiqué et bien ficelé, c'est-à-dire faussement simple, mais délibérément complexe. Dans le meilleur des cas, il s'agira de cinéma à l'état le plus pur possible. Au pire, ce sera un exercice de style plaisant qui tourne un peu en rond… Mais on sent de plus en plus que la virtuosité de l'auteur semble aller de soi, à un point tel que l'on se surprend parfois à la prendre pour acquise, à ne plus se surprendre du spectacle pourtant saisissant de son déploiement méticuleux.

Tout est mise en scène chez To; et toute mise en scène, chez To, repose sur la notion de jeu. Plus exactement de double jeu, dans le cas de ce Drug War où un fabriquant de drogues, arrêté suite à un accident de voiture, doit collaborer avec les forces policières afin de sauver sa peau, trahissant dans un premier temps ses anciens associés pour ensuite faire volte-face et tenter de duper ses nouveaux alliés. La meilleure séquence du film, outre la sempiternelle fusillade finale qui fait comme à l'habitude office de clou du spectacle, renouvelle ingénieusement ce principe polymorphe du « jeu » - employé cette fois dans le sens d'interprétation. Le réalisateur orchestre ainsi une première rencontre entre un policier jouant le rôle d'un criminel et un trafiquant bien réel, puis une seconde où le policier incarne cette fois le trafiquant avec lequel il vient de s'entretenir.

La répétition est ici d'autant plus ludique que la première scène constituait en fait très concrètement une « répétition » en vue de la seconde. Reproduisant les tics et reprenant mot pour mot les répliques de son interlocuteur précédent, l'agent infiltré rejoue alors tant bien que mal la scène qui vient tout juste de se dérouler sous nos yeux - le décalage entre ces deux versions de la même rencontre générant tour à tour l'humour et la tension, qui finissent par se soutenir mutuellement pour culminer de manière on ne peut plus appropriée par une overdose quasi fatidique de cette cocaïne que doit consommer le policier pour prouver qu'il est « authentique ».

On ne peut plus appropriée, car To n'épuise pas le potentiel cinématographique d'une idée donnée : il procède au contraire par accumulation, renchérit jusqu'à ce que la situation atteigne ce point de saturation irréversible où elle ne peut plus soutenir sa propre pression interne et éclate. Étirant ses courses-poursuite jusqu'à ce qu'elles débordent des limites établies par une scène donnée, compliquant ses intrigues jusqu'à ce qu'elles soient presque impossibles à déchiffrer, il fait de la surenchère un véritable mécanisme de mise en scène. Mais, même lorsqu'un enchaînement d'actions en vient à générer un effet de confusion, cette esthétique de la lisibilité pure caractérisant le travail de To rend l'incompréhensible porteur de sens.

L'affrontement final tire profit de ce système de brillante manière, ne laissant aucun doute quant au fait qu'il s'agit d'une conséquence inévitable de l'ensemble des tensions mises en place auparavant. To, qui a parfaitement préparé le terrain pour cette ultime conflagration, s'en donne finalement à coeur-joie, orchestrant une jolie pluie de plomb où les camps adverses en viennent à se confondre, s'entremêlant dans une joyeuse échauffourée qui résume de manière quasi schématique les innombrables revirements effectués par le scénario au cours des trente minutes précédentes. Les voitures, en s'emboîtant les unes dans les autres, tracent ici les corridors d'un labyrinthe instable où chaque nouveau mouvement, chaque nouvelle configuration, altère radicalement l'équilibre des forces.

C'est cette finesse, cette précision, avec laquelle il compose de tels morceaux de bravoure qui justifie l'attention que l'on accorde volontiers à un film de Johnnie To, même mineur. Car il faut bien admettre que Drug War, malgré ses bons moments, n'a rien d'un sommet dans la carrière de son auteur. Rien, ici, n'égale l'exubérance d'Exiled ou de Vengeance, l'impitoyable netteté du diptyque Election ou l'élégance de Sparrow. Drug War, plutôt qu'un nouveau jalon dans l'oeuvre du cinéaste hongkongais, est une solide preuve qu'il n'a pas perdu la main, qu'il demeure en pleine possession de ses moyens même si, cette fois-ci, l'inspiration n'est pas nécessairement au rendez-vous comme elle a pu l'être de par le passé. Qu'a donc à nous dire Johnnie To sur Johnnie To en 2013? Peu de choses, au fond, sinon qu'il continue de faire du Johnnie To. Mais il n'y a, en soi, rien de mal à cela.
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Critique publiée le 22 juillet 2013.