DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Conjuring, The (2013)
James Wan

Les rimes de la possession

Par Mathieu Li-Goyette
Avec Insidious, celui qui nous avait habitués à des films d'horreur léchés, travaillés et efficaces s'est tout à coup révélé comme un jeune maître à surveiller. James Wan, d'origine malaisienne et ayant grandi en Australie, révolutionne aujourd'hui, avec un deuxième film impeccable, la manière d'envisager le cinéma d'horreur commercial, empoignant fermement les racines nostalgiques du genre et les extirpant de terre. De cette sortie d'un genre ankylosée par des années de suites et de remakes ennuyants, une grande bouffée d'air frais arrive, l'impression que ce genre mal-aimé des critiques et de l'intelligentsia en général n'avait pas encore tout donné. Au-delà du recyclage amusant qui appelait au plaisir complaisant (pensons à The Cabin in the Woods), il se peut qu'aujourd'hui, avec des noms comme ceux de Ti West (The Innkeepers) et Wan, nous ne soyons plus très loin d'un nouvel Exorcist, d'un autre Texas Chainsaw Massacre, d'un inattendu Halloween; ces films si forts, si terrifiants, qu'ils entament des modes à eux seuls.

Dans le cas de Wan et de The Conjuring, la « tendance » est à la double mobilité constante et rigoureuse de l'horreur. À l'horreur physique survient l'horreur psychologique dans un rapport où les lésions extérieures découlent de l'intime tout comme elles y répondent. De ce va-et-vient, Wan jouit d'une capacité à créer des atmosphères angoissantes où les causes et effets du drame familial sont aussi inquiétants que les raisons. Pour lui, il n'y aucun monstre qui peut être plus terrifiant que ce qui l’a jadis façonné. En observant de quel plâtre ces créatures sont pétries, il nous intéresse d'abord à la motivation des héros et des antagonistes avant d'avoir recours à des vagues d'effroi qui se fondent d'abord et avant tout sur un agencement travaillé entre les personnages.

Dans The Conjuring, autre drame familial qui prend les allures d'une enquête avant même d'être un film de maison hantée, Wan suit à la fois l'achat d'une maison lugubre de la Nouvelle-Angleterre par une famille nombreuse et les débuts de la carrière d'Ed (Patrick Wilson, un habitué du cinéaste) et Lorraine Warren (Vera Farmiga), chasseurs invétérés du paranormal (aux dires de leurs écrits, ils auraient cumulé une dizaine de milliers d'interventions, faisant d'eux les experts par excellence des cas de possession - pour l'anecdote : le cas d'Amityville a été diagnostiqué par les Warren). Déjà, The Conjuring fait preuve d'originalité. À l'aide d'un montage parallèle, Wan échafaude sur trente minutes les deux familles, ce qui forme leur quotidien, ce qui les constitue, les rassemble et, surtout, ce qui pourrait les dissoudre. Les années 70 s'avèrent resplendissantes, se pavanant avec ses vieilles Buick, ses caméras 8mm familiales, ses immenses magnétoscopes et ses casques d'écoutes aux formes bombées. L'équipement des Warren est truffé de cadrans, de micros, bref, de tout ce qui compose la technologie analogue dont le film joue si bien des attributs esthétiques.

D'ailleurs, la première apparition fantomatique a lieu par le biais d'un « clap clap » particulier, d'abord produit par les mains des enfants qui jouent à la cachette, ensuite par l'esprit démoniaque qui copie leurs habitudes. Dans une scène ingénieuse où la mère, les yeux bandées, parcours sa demeure à la recherche de sa fille, Wan manipule la provenance du son, faisant tour à tour croire que le bruit provient de la gamine et du fantôme. Le personnage avance en aveugle - littéralement - laissant au spectateur le soin de s'inquiéter pour sa vie. De la même manière, l'arrivée des Warren et de leur équipement viendra surenchérir cette minutie technique qui restitue l'horreur à la finesse du son et des cadres plutôt qu'à l'exploitation pure et simple de l'image. Depuis Saw, Wan ne semble plus s'intéresser autant que ses contemporains à l'horreur corporelle, celle qui, inévitablement, mène aux éclaboussements provocateurs du sexe et du gore à l'écran. Au contraire, cette horreur en deux temps dont nous parlions en amont, celle qui vise à établir des rapports étroits entre la cause et l'effet, entre la possession du corps et celle de l'esprit, parvient à rejoindre ces deux bouts grâce à la mise en place de leitmotivs qui en appellent à une authentique et admirable poésie du morbide, fourmillant de rimes qui retentissent d'un démon possesseur à un corps possédé.

Imaginons que le cinéma de Wan évolue principalement, comme nous l'expliquions, sur deux axes. Que l'un, vertical, soit celui de l'intangible et que l'autre, horizontal, soit celui du corporel. Imaginons ensuite que ces deux axes se rencontrent à quelques points bien précis du récit. Ces points, apothéoses du film, servent de portes, de portails vers la terreur. Ils sont ces bruits de paumes de main, le regard vide de la poupée des Warren ou encore celui de la sorcière pendue. L'intelligence de Wan se résume à sa capacité étonnante à mettre en valeur ces lieux de croisement où le visible et l'invisible s'entremêlent, où, face au regard opaque de la possédée, il zoom plutôt qu'il ne coupe, nous forçant à nous perdre dans les yeux de la mort, cherchant désespérément à trouver un sens à l’innommable.

Dans Insidious comme dans The Conjuring, cette manipulation des éléments de la mise en scène accompagne une écriture nuancée, proposant à son tour des récits d'investigation où l'enquête nous mène elle aussi dans une perdition inexplicable qui repose encore une fois sur une dichotomie claire entre la foi et l'athéisme (symbolisé à un autre niveau par la présence des Warren et de leur sujet d'étude : une famille non croyante). Cette accumulation vertigineuse de doubles malicieux, récupérés finalement dans le cas de la possession de la mère (elle-même possédée par une mère) fait culminer le récit dans l'une des séquences les plus mémorables du genre qui, comme si Wan n'avait pas déjà montré qu'il était passé maître, a recours à des plans-séquence et à un montage parallèle pour établir clairement cette spatiotemporalité qui renforce l'impression d'enfermement.

Encore dans l'idée d'une mise en scène bipartite, l'effroi est communiqué par des champs-contrechamps alors que l'échange de regards entre celui des héros et celui, invisible mais toujours présent, des esprits de la maison, pousse l'utilisation du cadre et de tout ce qui est hors cadre au-delà du simple exercice de style. Comme lorsqu'il a recours à des oiseaux où bien à une séquence en 8mm, simulant la nouvelle vague du found footage ([Rec], Paranormal Activity, etc.), Wan touche à la grande majorité des tendances du genre, prouvant qu'il les maîtrise et qu'il sait en faire une somme intelligible et ludique. À partir d'un film d'horreur efficace, il parvient à faire un film sur l'horreur, sur les aléas de celle-ci à travers le cinéma, sur sa potentielle inventivité et, indirectement, sur les défis du cinéma de genre, d'aujourd'hui comme de demain.
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Critique publiée le 21 juillet 2013.