Pacific Rim a été pensé pour être un film culte. De sa conception à sa dernière bande-annonce, le bonbon nanarifié de
Guillermo del Toro a tout pour plaire à la vaste communauté du cinéma de genre. Avec ses kaiju et ses mecha, l'affrontement gargantuesque promis par le Mexicain s'avère époustouflant, diablement bien fait et ponctuellement jouissif. Chaque séquence de combat est méticuleusement calculée pour procurer un plaisir instantané aux fans, chaque attaque, chaque robot (celui des Russes, des Chinois, des Américains) pensé pour faire vibrer la corde sensible du public. Le récit, à la hauteur de ces ambitions, est aussi simpliste : une brèche s'est ouverte dans le fond de l'océan, des monstres en sont sortis et l'humanité, pour lutter à forces égales, s'est unie pour bâtir d'immenses robots. Pilotés par deux individus reliés dans une symbiose cérébrale qui permet de contrôler ces titans de fer, l'un régit le cerveau gauche, l'autre le droit et ensemble, ils frappent, flinguent et atomisent les démons d'une autre dimension. C'est un
kaiju-eiga (film de monstres japonais) avec d'immenses robots. Ça devrait suffire, non?
Pas du tout. Pas en 2013. Pas dans une industrie où le fan dicte de plus en plus la production des films populaires, pas dans un cinéma où, à force de se complaire, on réduit la qualité du scénario pour rehausser celle des « moments-clés », ces plans tant attendus, ces répliques juteuses et médiocres qu'on anticipe seulement pour être en mesure de se les répéter par la suite. Ce cinéma complaisant évacue le sens du genre inauguré par Ishiro Honda en 1954 (
Gojira) et qui, à travers toute l'histoire du cinéma japonais, a servi de métaphore notoire pour évacuer les angoisses apocalyptiques de l'après-guerre. Ainsi, l'immense lézard de l'ancien assistant d'
Akira Kurosawa était emblématique d'une condition sociale, il symbolisait la somme d'une peur collective et représentait, plus que tous les monstres qui ont suivi, la rencontre du cinéma de genre avec les réalités les plus sévères.
À l'inverse, del Toro ampute son film de toutes les angoisses possibles, livrant un divertissement populaire encore plus bénin que
Transformers, un récit où les personnages et le scénario échouent à mettre en place les retournements dramatiques attendus. Cliché par-dessus cliché,
Pacific Rim creuse lentement sa propre tombe, souhaitant nous faire plaisir tout en oubliant que le plaisir du film à grand déploiement provient précisément de son déploiement et non de sa grandeur, aussi grande puisse-t-elle être. À force de le gaver d'explosions, de lui donner tout cru ce qu'il pouvait espérer, del Toro blase le spectateur qu'il manipule habituellement si bien et le plonge tête première dans cet océan d'effets numérique jusqu'à ce que malaise s'en suive.
Partir à la recherche du moment culte s'apparente ici à la prostitution, à la vente d'un billet de cinéma devenu ticket pour une escapade dans la ferraille, pour un voyage dans un imaginaire où l'insignifiance règne; à ne vouloir rien dire, del Toro oublie qu'avant d'être un feu d'artifice, l'art populaire s'appuie sur la narration d'épopées individuelles inscrites dans un récit cohérent, intrigant et dont la causalité implique de force le spectateur dans une suite de situations problématiques. Or, il n'y a aucun problème dans
Pacific Rim qui ne se règle pas à coup de gigantesque robot. Aucune remise en question, aucun étouffement, rien qui, ne serait-ce que pour une scène, pourrait nous faire douter de la tournure des événements, de l'honnêteté des forces du bien ou de la méchanceté de celles du mal.
Bien sûr, on défendra le film en disant qu'il ne se prend pas au sérieux, que son ridicule assumé fait partie du panache, que certaines lignes (« veux-tu mourir ici ou veux-tu mourir dans ton robot? », « aujourd'hui, nous annulons l'apocalypse ») ont un quelque chose de savoureux et d'amusant - comme un dessin d'enfant au Crayola peut l'être. Mais on s'attend à mieux du réalisateur de
Pan's Labyrinth, qui n'a su qu'appliquer sans trop de trouvailles les concepts qui lui sont le plus cher. L'ouverture d'un monde étranger en dessous du nôtre, le cyberpunk avec sa technologie illogique,
Ron Perlman qui cabotine pour notre plaisir, l'idée qu'à force d'imagination, l'être humain peut triompher de la plus terrifiante des menaces, etc. Ces idées, il les exécute avec l'entrain d'un adolescent qui rêve à la lecture d'une bande dessinée et c'est probablement parce qu'il se complaît lui-même dans son siège de spectateur que del Toro en est venu à oublier qu'il était d'abord conteur, ensuite lecteur.
« Je veux préserver une part de mystère dans mes films », expliquait-il en évoquant le remontage de
Mimic en 1997. N'est-il pas alors ironique que des années plus tard, le fidèle admirateur de la littérature lovecraftienne en soit rendu à étirer de manière interminable des combats et des enjeux qui n'ont plus aucune part d'inconnu? L'évoquant mieux qu'une théorie, il avançait alors qu'un bon film fantastique se devait d'aller du point A au point C avant de se terminer au point E, laissant volontairement dans l'ombre les interstices des actes majeurs du récit. Au contraire,
Pacific Rim, en nous entraînant dans un monde en pleine guerre, en nous offrant une finale qui ne propose comme clôture qu'un rapprochement édulcoré entre le héros (
Charlie Hunnam), l'héroïne (
Rinko Kikuchi) et un sacrifice parachuté pour le personnage attachant du général ringard (
Idris Elba), ne montre que les temps morts, que les confrontations qui, normalement, permettent d'articuler la narration.
Le scarabée de
Cronos, le fantôme de
The Devil's Backbone, la créature terrifiante de
Pan's Labyrinth, ces monstres emblématiques du cinéma fantastique obéissaient à une logique interne qui ne nous était pas ni donné à voir ni à comprendre. Ils erraient entre deux coupes, hantaient les protagonistes et invitaient l'enfance à se frotter contre l'horreur, une horreur fondamentalement inoffensive, mais dont la sombre poésie évoquait une sensibilité gothique qui s'est raréfiée à travers l'industrie. Avec
Pacific Rim, le maître de l'invisible devient tâcheron du visible.