L'imaginaire québécois est un imaginaire de faits accomplis. Un imaginaire d'explorateurs, de travailleurs de la terre, de champions sportifs qui invitent à la prouesse physique plutôt qu'à l'émancipation culturelle - celle-là, on le sait, est assez récente. À bien des égards, Louis Cyr (ici
Antoine Bertrand dans le rôle d'une carrière) est l'archétype du Canadien français batailleur, une véritable force de la nature, Hercule moderne, Samson du Nord qui n'était pas tant fort par la grosseur de ses muscles, mais bien par sa volonté de fer, la seule chose qui le tenait « éloigné de l'insignifiance et de la misère ». « Si je ne lève pas cet haltère, je suis rien », explique-t-il dans le film à Horace Barré (
Guillaume Cyr), un autre colosse de la fin du XIXe siècle.
Tout le film de
Daniel Roby semble s'articuler autour de cette idée : lever l'haltère ou ne pas la lever, « être un homme » ou ne pas l'être, le parfait dilemme shakespearien revu à la sauce gros bras. Et en effet, il n'y a pas de demi-mesures dans cet effort surhumain. Cyr se rend jusqu'au bout de la résistance humaine, risquant à plus d'une reprise l'anévrisme, luttant pour tenir quatre chevaux en place, pour soulever 2000 livres sur son dos, pour faire des exploits et établir des records qui, dit-on, demeurent toujours invaincus. Le film de Roby raconte cette histoire passionnante, de ses humbles débuts à Lowell dans le Massachusetts jusqu'à sa fin douce-amère à Saint-Jean-de-Matha. On y voit la rencontre de sa femme Mélina Comtois (
Rose-Maïté Erkoreka), sa relation difficile avec sa fille, sa vieille amitié avec son promoteur montréalais (
Gilbert Sicotte) et bien d'autres éléments biographiques agrafés plus ou moins adroitement au mythe de Louis Cyr.
Parce que tout se présente en vignettes soigneusement élaborées,
Louis Cyr est un film carte postale maîtrisé, une oeuvre entretenant un rapport bancal à l'histoire (
Funkytown, précédent film du cinéaste, ne faisait pas mieux) qui se sauve de la médiocrité par un style et un apanage de moyens qui sont rares au Québec. Curieusement, Roby aime le travelling, le plan-séquence, et il aime aussi s'en servir sans trop savoir pourquoi. La tension des compétitions de Cyr, les moments héroïques où on lui demande de soulever des charges impossibles tombent à plat; qu'Antoine Bertrand passe près à plus d'une reprise de s'éclater une veine sur le front est admirable, mais que personne ne soit là pour la filmer, cette veine, pour lui donner toute l'importance qu'elle a dans ce récit du corps humain s'avère tout à fait déplorable.
Au-delà de ses effets numériques impressionnants qui donnent aux plans d'ensemble de Roby la gueule de l'emploi (plans sur les États-Unis, Londres, Montréal, etc.), du générique d’ouverture qui prend le temps de mentionner la vingtaine de subventionnaires sur fond de bande sonore pompeuse reprenant à la lettre les leçons de Hans Zimmer,
Louis Cyr est une grosse bête boursouflée, pleine de petits défauts qui, à force de s'accumuler sans gêne, nuisent considérablement à la cohésion du produit fini. Malgré la performance admirable de Bertrand, l'épopée de l'homme de muscles hésite constamment entre raconter l'histoire d'un père de famille ou celle d'un champion mondial. Tantôt l'on se concentre sur ses victoires cumulées, tantôt sur sa fille qui pourrait apparemment faire l'objet d'un futur long métrage (!). Entre les deux, une mère qui échoue à prendre position pour son mari ou pour son enfant. Tous ensemble, ils forment une famille où le drame semble forcé, où la noirceur est absente, où les figures familiales n'ont rien de sévère à part les vouvoiements surlignés. Cyr en sort comme un personnage unidimensionnel, un géant un peu bête, gentil jusqu'à la moelle, sans aucune nuance qui aurait participé à écailler cette image.
Car en se concentrant à perpétuer le mythe de l'homme fort sans oser creuser la psychologie de son héros, Roby et le scénariste Sylvain Guy s'en tiennent à une version édulcorée de sa vie. Aucune référence à ses années de service dans le corps policier, aucune mention de sa gestion d'une taverne durant des années, bref, rien de ce qui aurait pu complexifier son rapport à la société et ses proches. Pourquoi Cyr a-t-il abandonné son badge pour faire du cirque? Voilà une bonne question à poser au premier surhomme québécois.
« Pas de menteries », dit Cyr à son premier gérant à propos des poids qu'il doit lever. À l'inverse, Roby collectionne les mensonges avec son style trop léché, pas assez brut et qui prélève du film toute possibilité d’enivrement physique, qui lui éponge sa sueur et lui panse la moindre des blessures. Cette esquisse hollywoodienne d'un personnage attachant du terroir ressemble aux autres qui ont été pillés sans effort par le cinéma depuis le début des années 2000 (
Séraphin,
Aurore,
Le survenant, etc.). On nous promettait un film pour redresser l'industrie du cinéma québécois. La question qu'il fallait poser était plutôt : quel genre d'industrie allait-on relever? Celle d'il y a dix ans?
Somme toute, bien qu'on puisse louanger les efforts mis en place pour faire de
Louis Cyr un divertissement populaire, accessible et techniquement impeccable, il n'en demeure pas moins que la plus grande crainte du colosse s'est concrétisée. Lui qui empêcha sa fille de poursuivre une carrière dans le cirque pour privilégier une voie plus lettrée a fait l'objet d'une oeuvre de muscles, de faux muscles qui plus est et qui n'a comme ambition que celle de recréer - générique de fin avec photos ressemblantes à l'appui - une époque passée. Artificiel, simplement mimétique et instrumentalisant une culture en la déformant au passage (self-made-man québécois, écriture castrée par l'école Syd Field),
Louis Cyr est trop bête pour la hauteur de ses ambitions.