THE SPY WHO LOVED ME (1977)
Lewis Gilbert
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Bien que les deux premiers James Bond de la période Roger Moore,
Live and Let Die et The Man with the Golden Gun, aient
su imposer l'acteur anglais auprès du grand public, la série
semblait pour sa part toujours chercher la nature profonde de sa nouvelle
direction. En s'adaptant aux modes passagères - que ce soit la
blaxploitation ou le kung fu - l'infatigable franchise s'était
en quelque sorte achetée l'indulgence des spectateurs chez d'autres
marchands d'exotisme. Mais au-delà de ces apanages stylistiques
s'était installé un certain malaise créatif, comme
si Bond soudainement n'avait plus de grande lutte à mener ou
de noble cause à défendre. Alors que Live and Let
Die tournait au fond autour d'une vulgaire affaire de stupéfiants,
son successeur s'était penché sur un affrontement à
caractère somme toute personnel; Bond ayant maintenant vaincu
son égal, que lui restait-il à faire sur cette Terre?
Comme le souligne la maxime familiale, le monde ne suffit pas pour un
Bond; ayant survécu à la Guerre froide, l'agent secret
allait faire un pas de plus vers la modernité, envisager un échiquier
politique nouveau et embrasser les sombres forces communistes de l'Union
soviétique. Littéralement, d'ailleurs, puisque l'incorrigible
Roger Moore n'a aucunement l'intention de freiner ses ardeurs sexuelles
notoires pour l'excellent The Spy Who Loved Me.
Vers 1977, la relation entre les grandes puissances occidentales et
le bloc communiste s'est développé dans le sens d'une
certaine détente à un point tel que Brejnev et Nixon ont
pu, en 1972, blaguer sur les voitures et signer quelques traités
à Moscou. Avec The Spy Who Loved Me, c'est 007 qui signe
un pacte de non-agression avec l'ennemi; dans le cadre de sa dixième
aventure au grand écran, l'as des espions britanniques doit collaborer
avec l'agent Triple X (Barbara Bach) - aucun gag n'est trop facile pour
le scénario d'un bon Bond - afin d'élucider un mystère
qui embarrasse tant le gouvernement de sa Majesté que le Kremlin.
Quelqu'un, quelque part, a trouvé le moyen de repérer
les sous-marins nucléaires des deux grandes puissances et s'amuse
à les subtiliser. Le coupable, sorte de hippie mégalomane
féru de biologie marine du nom de Karl Stromberg (Curt Jurgens),
fricote à bord de son repaire aquatique une petite apocalypse
atomique dont le but avoué est de remodeler le monde à
son image. Enfin, James Bond a trouvé un complot à la
hauteur de son talent!
Si le lascar de service est cette fois d'un calibre admirable, force
est d'admettre que la nouvelle collègue de Bond est elle aussi
digne de mention. Première Bond Girl issue des mutations sociales
du féminisme, Triple X a l'honneur d'être le premier personnage
fort du «sexe faible» à chambouler l'ordre logique
traditionnel de la saga selon lequel la femme est soit traîtresse
potentielle (l'armée de jeunes filles programmées de Blofeld
dans On Her Majesty's Secret Service faisant office d'ultime
délire de ce modèle), soit simple objet sexuel (n'importe
laquelle des créatures de rêves que croise Sean Connery),
soit complètement écervelée (la pauvre Mary Goodnight,
de The Man with the Golden Gun), soit dangereuse castratrice
potentiellement lesbienne (Rosa Klebb, la Russe aux souliers empoisonnés
de From Russia with Love). Avec The Spy Who Loved Me,
la série reconnaît ses torts et fait ouvertement son mea
culpa; James Bond se fera ainsi damner le pion à quelques reprises
par une femme qui, tout comme lui, sait employer le sexe de manière
froidement calculatrice.
Heureusement, l'habile scénario signé Christopher Wood
et Richard Maibaum arrive à introduire ces changements avec un
certain doigté. Ingénieuse, du moins selon les standards
lourdaud de la série, l'intrigue impose quelques nuances surprenantes
au sein de cet univers manichéen: par exemple, l'unes des premières
victimes de 007 s'avère l'amant de sa future partenaire. Cette
entorse notable à la règle non-écrite selon laquelle
les victimes génériques de notre agent secret favori n'ont
aucune famille introduit quelques tensions dramatiques pertinentes que
le dénouement s'assure bien entendu d'écarter avec désinvolture.
Mais, pour quelques scènes clés, la psychologie simplifiée
de la série est perturbée par quelques complications intrigantes.
L'auto-parodie caractéristique des Bond des années 70
flirte ici avec l'auto-critique.
Dans une optique diamétralement opposée, The Spy Who
Loved Me est aussi l'amorce de la «vraie» période
Moore en ce sens où, avec l'aide de l'ambitieux Lewis Gilbert,
elle entre ici dans une ère de démesure et d'ambition
où l'exagération réellement fait la loi. Le réalisateur
de l'épique You Only Live Twice renoue ici avec l'immodération
de cet opus, confirmant ainsi son titre de roi du grand déploiement
au sein de l'écurie de réalisateurs ayant fait leurs armes
sur la série. Débutant sur une cascade parfaitement estomaquante,
cet épisode réserve à l'amateur de sensations fortes
quelques séquences d'anthologie; la fameuse Lotus Esprit submersible,
quant à elle, demeure la plus mémorable des voitures conduites
par 007 au cours des années 70. Donnant carte blanche à
Gilbert, Albert R. Broccoli finança la construction du plus grand
plateau de cinéma de l'histoire; Stanley Kubrick, sous le couvert
de l'anonymat, accepta d'en superviser l'éclairage. Pour sa part,
le rôle de brute à tout faire revient au géant Richard
Kiel dont le brutal et abruti Jaws, colosse à la mâchoire
de molosse, deviendra l'homme de main le plus populaire de la saga.
Bref, tous les ingrédients gagnants - y compris une chanson-thème
mémorable, la célèbre Nobody Does It Better
- seront enfin réunis avec ce Spy Who Loved Me qui scellera
définitivement la relation entre Roger Moore et les foules; même
s'il conserve ses airs nonchalants de notaire en vacance, l'acteur anglais
campe maintenant avec une confiance totale le mythique personnage. Son
charisme ne sera jamais l'égal de celui de Connery, mais Moore
impose avec aisance une vision décontractée et teintée
d'humour de l'agent secret qui lui est propre. Trouvant le juste équilibre
entre la légèreté et une certaine application qui
fait défaut aux plus faibles films de son règne inégal,
The Spy Who Loved Me est l'apogée de cette vision de
James Bond selon laquelle l'agent secret, transformé une bonne
fois pour toute en vedette internationale, ne sauve maintenant le monde
que pour épater la galerie. Son passage cyclique sur les grands
écrans est assuré et, comme l'indique le générique
final, James Bond sera de retour dans deux ans pour... For Your
Eyes Only?
Version française :
L'Espion qui m'aimait
Scénario :
Christopher Wood, Richard Maibaum
Distribution :
Roger Moore, Barbara Bach, Curd Jürgens, Richard
Kiel
Durée :
125 minutes
Origine :
Royaume-Uni
Publiée le :
27 Janvier 2007