CINÉMA ET NARRATOLOGIE : TAXI DRIVER DE MARTIN SCORSESE

Par Chamsi Dib

Résumé du film

Travis Bickle (Robert De Niro), un vétéran de guerre, est un chauffeur de taxi solitaire qui travaille dans les rues sales de New York. Il est un insomniaque troublé et utilise son emploi de nuit pour remplir ses nuits sans sommeil. Il glisse graduellement dans l’isolement et devient dégoûté des rues minables de la ville. Il est déterminé à exterminer toutes les “saletés” de la rue. Ses tentatives de se brancher avec la société l’amène seulement un peu plus proche de l’aliénation mentale.

Travis demande à Betsy (Cybil Shepherd), une secrétaire oeuvrant pour la campagne électorale de Palantine, de sortir et ils vont voir un film pornographique, ce qu’elle trouve révoltant. Et lui croyait que tous les gens normaux faisaient cela. Il essaie, aussi, de convaincre une prostituée préadolescente (Jodie Foster) de laisser son proxénète et de retourner à la maison pour qu’elle puisse finir ses études. Ses tentatives d’être gentil avec elle ne font qu’apeurer Iris. Plus tard, il tente de tuer Palantine pour reconquérir le cœur de Betsy. Après cet échec, il décide de tuer le proxénète d’Iris. Dans une fin ironique, la dernière scène montre Travis tel un héros, apparaissant dans les journaux pour avoir sauvé une prostituée et par une lettre de remerciement du père de cette jeune fille.

Narratologie et cinéma

L’analyse est réductrice, elle isole un aspect de l’œuvre. Cependant, elle permet de poser les questions qu’un raconteur d’histoire pourrait se poser au moment où il construit son récit et aussi sur la perception qu’en aura le récepteur. Il s’agira ici de comprendre comment et par qui un film s’y prend pour raconter une histoire. Le récepteur d’une œuvre peut percevoir deux niveaux de narrativité, soit la monstration et la narration. Le premier étant simplement une image, l’action de montrer quelque chose. Le deuxième est l’action de narrer, la narration en cours. Celui peut être le montage, mais aussi le point de vue, le ton du récit, les sens secondaires, l’esthétisme, etc. L’énonciation (la subjectivité) a un lien très commun avec la narration, car elle permet de savoir qui parle ou qui raconte l’histoire et où elle se situe. Elles sont aussi reliées ensemble à cause du discours. C’est-à-dire que l’auteur ou l’instance narrative (le narrateur) se font sentir. À chaque fois que le récit propose un sens autre en plus du sens narratif, c’est le racontant. Pour ainsi analyser la narrativité d’un film, il faut distinguer 3 aspects : récit, histoire et narration. Le récit est la première chose qui se donne au spectateur. C’est un contenant qui contient les histoires. Il s’agit de faire le récit d’une histoire (le signifiant). L’histoire (signifié) c’est la diégèse ou le monde fictionnel que le spectateur construit à partir des signifiants. La narration est la manière de raconter, la façon dont le narrateur fait les choix des matières de l’expression pour une construction d’une histoire pour le spectateur. Nous ferons ici l’analyse du film [I]Taxi Driver de Martin Scorsese, sortit en 1976, selon la théorie de la narratologie (étude du récit) avec une touche de la théorie de l’énonciation. Nous prendrons 2 séquences riches en narration, une au début et une vers la fin.

Il y a distinction entre auteur et narrateur qui peut être fictionnel. Il peut faire partie ou non de l’action. Cette distinction permet à l’auteur de ne pas nécessairement endosser le discours du narrateur mis en scène. Nous en verrons un peu plus loin l’application sur le film.

Le premier extrait présenté se retrouve entre 10 minutes 30 secondes jusqu'à la 14ième minute. Cela démarre lorsque Travis commence à faire son monologue intérieur au cinéma pornographique, ses écrits dans son journal nous racontent sa perception de la ville ainsi que la première fois où il a aperçu Betsy. La séquence se termine lorsque Tom, le partenaire de travail de Betsy, fait signe à Travis (qui observe Betsy de loin) dans son taxi de s'en aller. On utilise dans cet extrait des plans subjectifs de la vision de Travis, mais le grand imagier fait également irruption en montrant des images que Travis, le personnage principal dont on suit l'histoire, ne voit pas. Décortiquons maintenant tout cela.

Il existe 3 types de paramètres pour étudier les modalités narratives, soit le TEMPS, le MODE et la VOIX. Tout d'abord, on commence par analyser la scène selon le mode TEMPS. Cette temporalité se divise en trois branches, soit l'ordre, la durée et la fréquence. Pour ce qui est de l'ordre, on pourrait croire qu'on nage en plein "flash back" puisqu'on entend Travis qui fait la lecture de son journal personnel, comme s'il avait déjà écrit par le passé ces pages. Il nous raconte, par exemple, la première fois qu'il a entrevu son ange Betsy. Il parle au passé et on voit plusieurs plans assez courts, comme si justement on présentait plusieurs évènements condensés en peu de temps. De toute manière, une lecture d'un journal personnel évoque naturellement des évènements passés. Petite précision intéressante par contre, c'est que pendant tout le film, la lecture du journal sert davantage de «flash-forward auditif», puisqu'on entend ce qui va se passer avant de le voir à l'image.

Cependant, ce qui devient très intéressant dans l'extrait qui nous intéresse, c'est qu'au moment où le spectateur entre, grâce au grand imagier, dans le bureau où travaille Betsy, l'ordre de la narration redevient linéaire. On retourne au temps présent. On serait tenté de croire, en premier lieu, que tout était déjà au présent. Mais il suffit de porter attention au ralenti utilisé lors de la rentrée de Betsy au travail (flash-back) ainsi que ses habillements et la température extérieure pour constater qu'on revient au moment présent. D'ailleurs, tout cela est amplifié majestueusement par le fait que le ralenti sur l'apparition de Betsy coïncide avec le narrateur, Travis, qui ralentit sa vitesse de lecture pour en venir à écrire mot à mot et à le lire au même rythme que l'écriture. On le voit même à l'oeuvre, comme pour appuyer que ce qui va se passer sera maintenant au temps présent. Le journal disparaît donc du procédé narratif pour faire place aux protagonistes de l'histoire qui se chargeront de nous faire connaître les déroulements en même tant qu'eux. On sent bien que lorsque le journal est là, les plans présentés sont toujours plus courts et animés par la voix de Travis qui nous fait le récit de son histoire, le ton un peu plus évasif. On sait très bien que ce n'est pas le temps présent. Cependant, lorsqu'on arrive avec l'ordre réellement linéaire, on sent davantage la durée réelle. Il y a bien entendu quelques hiatus temporels, mais si faibles qu'on se sent vraiment avec les personnages.

Si on prend la séquence choisie dans son ensemble, on pourrait affirmer que la durée de l'histoire racontée (signifié) est plus grande que le récit (signifiant), puisque l'on voit Travis au cinéma, des images de ce qu'il conte dans son journal, la première fois qu'il a aperçu Betsy ainsi que son premier contact indirect avec cette dernière et tout ça en l'espace de 3 minutes et demie. Par contre, le ralenti sur Betsy pris à part représente un cas où le récit est plus grand que l'histoire, puisqu'on étire le temps. Il serait intéressant de remarquer également que cette vue subjective que Travis porte sur Betsy est davantage une perception subjective. Il l'a voit réellement par la fenêtre de son taxi, mais par le ralenti, on suppose logiquement qu'on voit Betsy par la perception que Travis a. Si, cependant, on isole la dernière partie de l'extrait (Betsy et Tom au travail), l'histoire est égale au récit puisque l'on suit une conversation continue, mais comme mentionné plus haut, avec de minuscules hiatus temporels. Notre rapport à la narration de trouve chamboulé, puisqu'on a l'impression d'un temps «réel». «Quand ce qui se laisse voir à l'écran coïncide exactement avec une durée intégralement restituée, ne serait-ce que celle de la séquence, on assiste précisément à ce changement de vitesse du récit lui-même, comme si la modification du régime de la narration entraînait l'accès à une nouvelle dimension du temps.»

Le dernier point par rapport à la temporalité est celui la fréquence, ce qui signifie plus précisément le nombre de fois qu'un évènement est évoqué par le récit. Dans le cas de cet extrait tout comme le film au grand complet, on parlera d'un type singulatif, puisque l'on suit le parcours d'un personnage dans sa tête, avec son histoire et les péripéties des autres personnages, mais toujours par rapport à lui. On a son point de vue à lui sur les évènements. Jamais on aura la version d'un même évènement vu, compris, décortiqué par quelqu'un autre du récit.

Le deuxième aspect à analyser est celui du MODE, à savoir par quel point de vue les spectateurs ont accès à l'histoire. L'extrait analysé ici comporte une focalisation interne, puisque l'on suit Travis qui raconte son histoire, le plus souvent par son journal et de cette manière, il apprend aux spectateurs son passé et son présent par le journal dont il fait la lecture ou bien qu'il écrit au temps présent. Il ne cache rien aux spectateurs. Même s'il nous raconte un évènement déjà passé, on le revit en même temps que lui lors de son écriture dans son journal, comme lorsqu'il voit Betsy pour la première fois. Cependant, cet extrait comporte une focalisation zéro, puisque lorsque l'histoire revient au temps présent, on a accès à des informations que Travis ne connaît pas. On voit donc Betsy parler avec Tom de tout et de rien, de ce qu'elle pense du garçon dans le taxi qui n'arrête pas de les reluquer et ça, Travis ne le sait pas. C'est encore une fois grâce au grand imagier que l'on peut avoir ces données intéressantes que Travis ne verra jamais du même oeil.

Le dernier paramètre qui étudie les modalités narratives est celui de la VOIX. Dans cet extrait, la voix off est ultérieure, en ce sens où elle raconte ce qui s'est déroulé dans le passé. Travis nous raconte son histoire et est présent dans l'histoire, ce qui fait qu'il représente une voix à la fois homodiégétique et intradiégétique. Ce cas est courant au cinéma comme on l'a d'ailleurs remarqué (dans le cours) avec un film comme American Beauty. On pourrait aussi comparer avec la fin du film où le père de Iris narre la lettre qu'il aurait écrit (à supposer que le film est classique et narrativement linéaire, mais ça, ce serait une autre analyse!), mais on ne le voit pas et on ne le verra jamais de la diégèse. Il est seulement présent par sa voix en racontant une parcelle de sa vie à Travis à travers l'écriture, mode tant chéri par ce dernier. Cet exemple de voix homodiégétique et extra-diégétique est beaucoup plus rare et il est intéressant d'en trouver un exemple dans Taxi Driver.

Comme deuxième exemple du film, nous prenons la séquence se situant de 58 minutes à 1 heure, 1 minute et 45 secondes, où Travis confectionne son personnage de révolté ainsi que ses armes. Il se muscle, teste ses limites, pratique son coup de fusil, va au cinéma, fabrique un support a fusil, etc. Prenons d’abord le TEMPS. C’est le temps du récit et le temps de l’histoire. Cette séquence est dans un ordre linéaire, mais il y a des petits hiatus temporels vers le futur. Par exemple, plusieurs coupes franches viennent couper les actions pour immédiatement passer à une autre action. Il y a des changements de lieux; Travis passe de sa maison, au cinéma et revient chez lui. Le jour et la nuit aussi indiquent ces sauts vers le futur avec les quatre derniers plans (à cause de la lumière changeante). Un plan la nuit, les deux autres le jour, et le dernier la nuit. On peut donc supposer qu’il s’est passé 3 jours. Cependant, le son est en continuité, nous entendons l’ambiance extérieure avec des petits bruits d’enfants qui jouent dans les rues. Le son vient brouiller cette notion des hiatus et il est subtil. Les plans sont courts, s’enchaînent vite et le son vient tout neutraliser. Les coupes franches ne paraissent plus si franches et tout semble couler. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit bel et bien de sauts vers le futur.

La durée du récit (signifiant) est ici alors plus petite que celle de l’histoire (signifié). C’est-à-dire que le temps filmique est plus court que celui de la réalité du personnage, soit plusieurs jours et plusieurs actions pour environ 5 minutes. Cependant, vers la mi-temps de la séquence, il y a place au présent, il n’y a plus de sauts. Ce sont plusieurs plans où le présent se fait sentir, car il y a des raccords dans les mouvements; Travis est avec son fusil et fait des manœuvres. Il y a donc continuité du temps grâce aux raccords (signifiant=signifié). Et ensuite, les coupes franches s’enchaînent les unes après les autres. Bref, étant donné que tout se déroule vers le futur et que chaque action se passe une fois, la fréquence est ici d’ordre singulatif : un récit, une histoire. Et aussi un narrateur

Un narrateur, car tout le long de la séquence il y a la voix off de Travis. Le MODE de vision (distance et perspective narrative) est subjectif. Au cinéma, il faut construire la subjectivité, contrairement à la littérature où le «je» construit le récit. Dans cette séquence, il n’y a pas de très gros plans, de mouvements aberrants de la caméra etc., on ressent simplement une impression de subjectivité. Ce qui est beaucoup plus subtil et très efficace, on croit vraiment être dans l’esprit de Travis, mais sans contrôle de toutes les matières de l’expression, seulement par le son (la voix off). Il y a donc à une focalisation interne, le récit privilégie la vision de Travis, on est dans la subjectivité et le spectateur en sait autant que Travis. Un petit bémol est présent : il y a un peu de focalisation externe, car on ne sait pas tout et lui le sait. On fait les actions en même temps que lui, on sait ce qui se passe, mais on ne connaît pas les tenants et les aboutissements. Lui le sait, certes on est en subjectivité (voix off), mais il ne dit pas tout. On le voit qu’il devient fou et on anticipe ce qui va se passer. Travis sait pourquoi il fait ces actions et pas nous. C’est le mécanisme de l’anticipation (par rapport aux actions, donc focalisation externe) et le principe de savoir tous ses états d’âme, ses émotions et motivations est une focalisation interne.

« 29 juin, il faut que je me remette en forme, la station assise m’a avachi. J’ai trop abusé de moi et depuis trop longtemps. À partir de maintenant, je ferai 50 élévations chaque matin et 50 tractions. Fini les comprimés, la mauvaise nourriture! Fini les destructeurs de mon corps ! À compter d’aujourd’hui, réorganisation totale. Chacun de mes muscles sera trempé. Cette idée avait germé dans mon esprit quelque temps. Ça c’est de la puissance pure, tous les archers du roi y puiseraient leur carquois. »

Pour ce qui est de la VOIX off, il s’agit d’une voix antérieure qui prédit les événements, car les verbes sont au présent et au futur. Elle est aussi homodiégétique, car c’est Travis lui-même qui raconte son histoire et on peut le constater par le «je», mais aussi par l’image. Il y a personnification de l’histoire. On entend et voit Travis (voix intradiégétique). Cependant, cette voix prédit et l’image que nous voyons est au «présent», on voit l’application des dires du personnage principal. Il y a un genre de double narration. Entendre ce qui va se passer et voir ce qui se passe. C’est « un besoin de mieux voir, de voir davantage, de tout voir, conduisent ainsi, par une pente naturelle, le cinéma au récit. » C’est donc de tout voir pour comprendre davantage. Il y a aussi la date (29 juin), on peut donc supposer qu’il a écrit ceci le matin et que tout de suite après il a commencé son entraînement. Par ailleurs, la condition spatiale peut renseigner sur la subjectivité et le point de vue de Travis. Un narrateur ne raconterait pas de la même façon s’il était dans un taudis ou un manoir. Travis est dans sa maison, seul avec son journal, seul aussi au cinéma avec ses pensées macabres, dans un isoloir pour pratiquer son coup de fusil et un retour à la maison. Il y a donc une plus grande place à l’intimité entre le spectateur et Travis. Bref, c’est une voix antérieure qui prédit le futur, mais le futur proche.

Finalement, la narrativité de ce film est bien appliqué, car le spectateur comprend tout. Les personnages sont pleins (on les saisit tous), les enchaînements sont logiques et linéaires (pas de flash-back où on ne comprend rien), il y a une certaine dramatique et des motivations claires du personnage, etc. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de confusion dans le temps et le but du film n’était pas de faire une révolution formelle, mais tout simplement de dresser un portrait d’un personnage qui va jusqu’à ses limites. Mais où il y a révolution, c’est qu’il n’y a pas de subjectivité proprement dite (ombre, viseur, quelqu’un qui regarde la caméra, déséquilibre de la caméra, très gros plans, etc.) mais une perception du personnage, un monologue intérieur. Tout est suggéré. Le spectateur perçoit une intimité et un seul point de vue (celui de Travis). La manière de raconter l’histoire est suggérée par la voix off, ce qui laisse place à une vraie relation entre le narrateur et le spectateur. Ce dernier sera plus touché émotivement, car il est impliqué à la base du récit. S’il n’y avait pas de récepteur, la subjectivité ne servirait à rien.

FILMOGRAPHIE
TAXI DRIVER, réalisé en 1976 par Martin Scorsese.

BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGES CITÉS:
BACHELARD, Gaston, L'eau et les rêves, Paris, Éditions Corti, 1942, p.33.
MENIL, Alain, L'écran du temps, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991, p. 31