YES SIR! MADAME... (1994)
Robert Morin
Par Jean-François Vandeuren
Dans une mise en scène qui aurait pu servir de base aux cinéastes
auteurs de The Blair Witch Project, Yes Sir! Madame…
débute au moment où les forces policières retrouvent
19 bobines de film ayant appartenu à l’ancien ministre
porté disparu, Earl Tremblay; 19 bobines de trois minutes chacune
que ce dernier nous présente en voix off à la fois en
anglais et en français. "De quoi en faire un "christ"
de bon film canadien!" Mais quelque chose cloche entre les deux
traductions qui ne se complètent aucunement. Robert Morin nous
laisse ainsi devant un effort raconté en deux langues, deux manières
de penser qui, à mesure que la pellicule défile, se dédoublent
jusqu’à un point où elles n’appréhendent
plus les événements de la même façon; une
lutte identitaire que le personnage principal livre intérieurement
alors qu’il tente de recoller les morceaux de son passé.
Nous sommes ainsi invités en tant que spectateur à visionner
les moments clés de la vie du personnage interprété
par Robert Morin, de sa jeunesse isolée au cœur d’un
petit village de pêcheur en passant par son ascension bidon jusqu’au
rang de ministre pour le Parti Conservateur du Canada.
De tous les efforts que Robert Morin filma en caméra subjective,
voire même de l’ensemble de sa filmographie, Yes Sir!
Madame… s’illustre comme l’une des œuvres
phares du cinéaste. Par cette mise en scène plutôt
inusitée, même pour ce genre d’approche, le réalisateur
nous transmet son regard sur la relation qu’entretient le Québec
à l’intérieur du Canada. Inutile de dire que le
propos socio-politique qui nous ait présenté en est un
des plus décapants. Mais il faut mentionner aussi que l’effort
propose à travers ses élans particulièrement sanglants
un travail assez inhabituel et significatif au niveau du son. Alors
qu’une simple narration en voix off prenant les allures d'une
confession accompagne cette série de faux films personnels, les
seuls autres repères auditifs pour le spectateur sont le bruit
du projecteur, celui d’une bière que Tremblay débouche
à la fin de chaque bobine, et les dialogues improvisés
et autres sons douteux, mais hilarants, qu’il ajoute à
sa guise pour camoufler ce manque. Le style caméra œil si
cher à Morin est ici brillamment exécuté et illustre
superbement l’irrégularité de son essai vacillant
toujours entre la lucidité et la folie pure et dure. Le look
plutôt rudimentaire de l’image se veut aussi très
évocateur des différentes époques parcourues par
le film.
Dans un deuxième temps, le personnage principal tentera de réconcilier
les deux cultures linguistiques qui cohabitent en lui. Il est en ce
sens primordial d’être bilingue pour comprendre clairement
le discours véhiculé par le film de Robert Morin. Ce dernier
met alors en évidence des concepts qui s’opposent continuellement
sans trouver de terrain d’entente. Évidemment, cet affront
débutera sur une simple mésentente entre les versants
francophones et anglophones d’Earl Tremblay. Le tout se dirigera
par contre tranquillement vers une démonstration de leur incidence
sur la démarcation entre l’univers des riches et celui
des pauvres; celui où la quête de pouvoir est à
l’honneur et l’autre où l’on nous apprend très
tôt à savoir se contenter de ce qu’on a. Une comparaison
que le film ne pouvait en soi pas vraiment éviter, mais que le
réalisateur parvint tout de même à évoquer
de façon nuancée grâce à l’impressionnante
fluidité de son récit. Morin en profita également
pour critiquer de vive voix et sur un ton extrêmement cynique
les rouages des systèmes sociaux et politiques (canadiens). Il
réussit du même coup à mettre ces deux sphères
en relation avec la manière dont s’organise le quotidien
qu’il traite telle une maladie mentale. Le propos se heurtera,
on s’en doute bien, à une perte de contrôle se traduisant
en une forme de violence physique particulièrement brutale. Cette
idée revient d’ailleurs assez souvent dans les films de
Robert Morin. Son caractère plus confus dans le cas présent
complète avec justesse le malaise psychologique que le cinéaste
avait installé jusque-là.
Rares sont ceux qui ne seront pas vivement écorchés au
passage par une telle initiative. Malgré tout, Yes Sir! Madame…
se termine sur une note assez optimiste, même si le caractère
qui lui est conféré élimine bien des solutions
aux diverses problématiques abordées précédemment.
Robert Morin va ainsi au vif d’un sujet qui hante notre paysage
culturel et politique depuis beaucoup trop longtemps. Il le fait par
le biais d’une réflexion extrêmement directe et personnelle
dont l’impact se fait sentir jusque dans le générique
de clôture. Le réalisateur québécois signa
un tour de force à la fois tordu et dérangeant que tout
Québécois devrait se faire un devoir de regarder et surtout,
d’écouter.
Version française : -
Scénario :
Robert Morin
Distribution :
Robert Morin
Durée :
75 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
10 Mars 2006