THE WHITE RIBBON (2009)
Michael Haneke
Par Mathieu Li-Goyette
C’est à l’aube de la Grande Guerre que s’ouvre
Le ruban blanc : un premier jet lumineux perçant l’écran,
éblouissant fondu à la blancheur des champs filmés
sur le seuil de la surexposition, l’imagerie offerte derechef
par le cinéaste autrichien tout récemment primé
par la Palme d’Or au 62e Festival de Cannes est celle des courants
naturalistes du 19e siècle, celle qui rappelle Les glaneuses
de Millet qui, par son environnement sonore abrupt ne visant pas la
genèse grandiloquente, suggère un retour à l’esthétique
simplifiée d’un autre temps. Et si Michael Haneke s’oblige
ainsi un retour aux beaux-arts préindustriels (quand son film
se déroule pourtant au début de l’année 1912)
c’est parce qu’il s’est donné comme projet
de remonter les racines de la haine à partir d’un futur
antérieur qu’il ne filmera jamais. C’est-à-dire
que l’achèvement d’une certaine âme germanique
par excellence, celle élevée par le génie tout
droit inspiré de Nietzsche, celle sublimée par les accents
de la musique wagnérienne et des autres enfants d’une ultime
weltliteratur est la même qui, quelques générations
plus tard sera accablée par la défaite de son pays puis
bernée par l’encore jeune chancelier Adolf Hitler. Cette
âme allemande, c’est celle qui est suggérée
comme toile de fond psychanalytique à l’analyse de personnages
en granit, immuables comme l’étaient ceux de Caché
(2005) qui dissimulaient à juste titre la honte de toute une
nation. Évertué à filmer cette jointure qui grince
par milles voix encore innocentes, le cinéaste et son consultant
au scénario (Jean-Claude Carrière, vieux sage du temps
de Buñuel, Schlondörff et Forman) dresse le portrait d’un
petit village du nord de l’Allemagne peuplé par tout un
éventail de personnages ramenés dans le même entonnoir
d’une profonde angoisse qui n’a pas encore de nom au temps
où Haneke filme.
Véritable dépècement d’un protocole d’une
expérience à venir, Le ruban blanc définit
un vaste champ de pathos à travers trois familles (celle d’un
pasteur, celle d’un baron, celle d’un paysan) qui s’échangent
le fil d’or du récit au gré d’un narrateur
déjà vieillissant capable, sûrement inconsciemment
après la chute du IIIe Reich, de parler de ce qu’il se
souvient de son village d’antan sans jamais le comprendre. Ainsi,
l’amour qu’il aura pour l'une des jeunes filles de la ville
ne sera que prétexte à l’intérêt que
le spectateur portera à sa vocation de professeur, car il sera,
avec les parents austères du village, le jeune savant responsable
de l’éducation d’une génération qui
sera celle du Führer. Sorte de pouponnière hitlérienne,
il y a dans ce ruban blanc enlacé autour des bras des enfants
pour qu’ils se rappellent l’indéfectible pureté
qui les mènera sur le chemin de la confirmation catholique protestante
un troublant ancêtre au brassard rouge et blanc de la croix gammée.
Celui qui leur impose ce mémorandum à l'intégrité
est cependant à la fois père et pasteur. Devant être
celui qui octroie bonté et amour à ses enfants (ce qu'il
se retient admirablement de faire), il est celui pour qui l'amour de
Dieu le pousse à imposer les Saintes-Écritures à
sa progéniture. Donc à la fois père terrestre et
Père céleste de ceux qui s'avèrent précisément
les coupables des crimes odieux, le pasteur est responsable de l'hécatombe
juvénile. Lors de leurs communions, comme lorsque la sage-femme
fait une fellation au médecin, comme lorsque ce dernier abuse
de sa propre fille, le calice sacré venant ritualiser le passage
des enfants à l'âge de raison chrétien vient, dans
une composition vicieuse du propre père faisant avaler de force
un vin cérémoniel à ses enfants (« ceci est
mon sang » rappelons-nous) vient insinuer une somme composée
d'une double négation. Semence du pasteur ensemencée de
nouveau par ce nouveau masque d'église, de là l'aliénation
d'une génération entière à l'avis d'Haneke.
La déglutition de la sève même du constat luthérien
qui, à travers Le Ruban blanc, se donne comme critique
uniforme d'un quotidien trop quotidien.
Où l’obligation de la droiture religieuse sera plus tard
substituée par la fidélité au Dieu terrien sauveur
de l’Allemagne, la jeunesse soumise à un code d’éthique
comme à un autre est celle qui doit entrer dans les rangs prescrits
par leur environnement. À son tour intrigué par une succession
d’incidents bizarres contenant leur lot de tortures et de méchanceté
pure, le village tremble sous la peur qu’un autre enfant soit
défiguré par un esprit dévié, qu’un
possédé soit en mesure de venir troubler la douce tranquillité
d’un village toujours ancré dans le siècle précédent
(tant dans sa représentation esthétique que dans la structure
narrative d’un microcosme familial étalé). On pourrait
y écrire l’histoire des Rougon-Macquart une toute nouvelle
fois, un chapitre par ici ou par là de La Comédie
humaine. Ce qui porte Haneke et son récit plus complexe
que tous ses autres, c’est la volonté de restituer ladite
complexité des communautés et des tensions familiales
non pas au sein d’un seul et même drame, mais bien à
travers le très sophistiqué métissage forcé
qu’il impose à ses personnages. Car le narrateur du récit
n’est pas tant le « héros » d’une épopée
que le guide aveugle (aveugle, car il est celui qui, restant le plus
près des enfants, ne comprend qu’enfin l’implication
de ces derniers) nous tenant par la main à parcourir les différents
cercles de l’Enfer dantesque.
« Cercle » infernal comme l’imaginait le poète
italien, car Le ruban blanc se vit comme dans une circularité
fluide, avec peu de failles apparentes lors de son long tracé.
Le récit tournoie autour des mêmes demeures, des mêmes
familles, mais surtout en périphérie de cette arithmétique
des classes (la bonne, l’infirmière, le professeur, le
paysan) qui est celle à qui est déléguée
la portée dramatique du récit. Se confrontant à
la dure réalité se cachant sous le prestige des têtes
fortes du village, les aidants sont ceux à qui les enfants infligent
le plus de tords (en enfant déjà gâté), mais
qui fait s'exploiter le mystère du village dans un schéma
de cause à effet incorrigible. Si telle infirmière est
réprimandée autant, c’est pour avoir mis au monde
un fils bâtard, si tel paysan s’est pendu c’est parce
que son fils a déshonoré sa famille dans une vendetta
impulsive contre le propriétaire terrien, etc. Ainsi, les compositions
de Haneke sont centrifuges (jusqu’à un moment névralgique
où la danse communautaire fera danser en rond la caméra
dans un unique et chavirant plan) et mettent de l’avant un unique
sujet centré dans le plus cartésien des points d’origine.
Alors que toute une composition esthétique se développe
en orbite autour du centre d’attraction premier de son oeil d’acier,
les mouvements du corps à l’écran se développent
en croix christique, à l’affut du moindre sacrifice permettant
alors à l’extériorité du monde filmé
(le hors-champ, mais aussi le non-centré) de venir accabler une
à une les victimes du cinéaste. En ce sens, l’Autrichien
s’affiche comme l’un des plus dignes héritiers de
Bergman, de sa trilogie des films de chambre plus particulièrement
où, des Communiants avec le prêtre qui devait
porté sur lui la conscience de tout son village en passant par
À travers le miroir où une aliénée
se confrontait à l’hallucination divine (et son pouvoir)
jusqu’au Silence dans lequel les tribulations d’un
enfant perdu comportaient quelques-uns des regards les plus perçants
de tout le cinéma (ceux de la perte presque ontologique de l’innocence)
et qui se retrouve réinséré à travers le
travail remarquable de Haneke avec les plus jeunes acteurs du film.
À l'unique différence que Bergman cherchait la religion,
Haneke, lui, la chasse.
Pendant que tous se réfugient dans le saint ordre des choses
(celui imposé par le pasteur, par le baron, par le père
de la famille paysanne), la filière est inhérente à
l’organisation sociale du village qui, pour survivre à
la barbarie (un jeune homme voulant se masturber est ligoté à
son lit, le jeune professeur devra attendre un an avant d’épouser
sa promise, etc.), doit se conformer aux ordres de cette génération
idéaliste assujettie à quelques cris isolés d’une
bande sonore sinon bercée par un silence religieux. Ces quelques
interruptions résonnent, se font la prémonition inquiétante
des apostrophes d’Hitler adressées à ses légions.
Et pourtant, derrière cet immense casse-tête au cachet
généalogique se cache la maîtrise d’un metteur
en scène maître de chaque composition, de chaque coupe
et de chaque jeu d’optique visant à écraser les
visages de ses personnages perdus contre un mur lézardé,
une faux rouillée, une nature trop ensoleillée. Comme
si l’univers s’écrasait à l’arrière
des têtes des villageois (deux fois on y répète
l’argument : « mais ce n’est pas la fin du monde!
») dans un sarcasme pesé, par la venue prochaine de la
guerre, et par un regard cherchant à crucifier dans le cadre
la vulnérabilité des enfants, la domination paternaliste
des adultes castrateurs. Mais pourtant, au final, Haneke ne juge rien,
il se détache comme il l'avait si bien fait lors de sa découverte
d'un stratagème inédit dans Funny Games (lorsqu'il
faisait s’arrêter l’image). Il s'expose plutôt
dans le sens le plus dialectique du terme. Arguments à l’appui,
exemples exemplifiés, filmés et interprétés,
il se fait peut-être encore aujourd’hui l’un des mathématiciens
les plus sordides et les plus génialement instruits du cinéma
moderne, mais surtout, l’un de ses meilleurs orateurs, innovateurs
et maîtres de ses discours les plus affligeants.
Version française : Le Ruban blanc
Version originale : Das weisse Band
Scénario : Michael Haneke
Distribution : Christian Friedel, Ernst Jacobi, Leonie Benesch,
Ulrich Tukur
Durée : 144 minutes
Origine : Autriche, Allemagne, France, italie
Publiée le : 5 Février 2010
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