WEEK END (1967)
Jean-Luc Godard
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Selon Camus, il n'était pas d'endroit plus absurde pour mourir
que la route. Ironiquement, c'est dans une automobile filant à
toute vitesse que prit fin sa vie. Avec Week End, Jean-Luc
Godard orchestre la déchéance de l'humanité dans
un chaotique fracas de ferraille et de bitume. Il offre à notre
société une fin ridicule sous la forme d'un road movie
cauchemardesque et décousu. Si, un an plus tôt, c'est à
Berlolt Brecht que faisait allusion sa Chinoise, Godard s'avère
cette fois-ci beaucoup plus proche du théâtre de l'absurde
d'Eugène Ionesco. Week End est une violente caricature
de la société moderne de même qu'un splendide pied-de-nez
au spectateur. C'est un monstre cinématographique d'une haine
et d'une violence inouïes où la dévolution du genre
humain jusqu'au stade d'animal sauvage écrase tous les carcans
d'une civilisation condamnée. La rationalité est évacuée.
Seul survit l'instinct et le mépris. Un personnage écoeuré
s'insurge contre la situation: "Il fait chier ce film. On y rencontre
que des malades!"
Dans cette atmosphère de fin des temps, l'homme se retourne contre
son frère à la moindre occasion. De la rage au volant
dans un stationnement au cannibalisme dans une forêt, l'esprit
demeure le même. Les révolutionnaires anarchistes et les
bourgeois qu'il détestent se rejoignent dans leurs actions. La
civilisation ne serait-elle qu'une vulgaire illusion? C'est ce que semble
affirmer Godard avec cette descente aux enfers. L'humain est un animal
comme les autres, l'ego démesuré en plus. Au cours d'un
périple vers la campagne dont l'ultime but est d'assassiner une
vieille dame pour empocher l'argent d'un héritage, deux banlieusard
révéleront leur véritable nature par le caractère
toujours plus cruel de leurs actes. Cette spirale dégénérative
est présentée sous la forme d'un délire chaotique
et sadique où la mesquinerie est monnaie courante.
Au niveau formel, Godard se permet avec Week End toutes les
libertés imaginables. Jamais il n'aura été aussi
ambitieux et éclaté qu'il l'est avec ce chef d'oeuvre
surréaliste à l'humour grinçant. Toutes les balises
du classicisme cinématographique sont volontairement ignorées
au cours de ce film intransigeant duquel le réalisme a été
définitivement évacué. Si À bout de
souffle était le manifeste exigeant un cinéma différent,
Week End s'impose comme ce cinéma différent plus
proche de Luis Buñuel que de François Truffaut. Une bonne
fois pour toute, Godard délaisse la Nouvelle Vague. Les positions
politiques de films tels que Les Carabiniers, Le Petit
Soldat, Alphaville et La Chinoise ont pris le
dessus sur la révolte esthétique.
En fait, une première écoute de Week End peut
donner l'impression que Godard éprouve un ras-le-bol généralisé
à l'égard du cinéma. Les obligations contractuelles
de la coproduction sont ridiculisées ouvertement, un faux-raccord
souligné par un intertitre et la ligne directrice écartée
au profit d'une série de vignettes étranges: on flambe
Emily Brontë sous le regard impuissant de Lewis Carroll avant l'assassinat
d'un groupe de touristes anglais par une bande de jeunes révolutionnaires
rock n' roll à souhait. Pourtant, l'iconoclaste réalisateur
n'a pas perdu de sa verve technique très personnelle: par un
simple plan-séquence d'une longueur déroutante où
la musique gagne en intensité à un moment précis,
il coud de fil blanc une critique des multinationales et du régime
qu'elles représentent.
Ce thème devient central à l'oeuvre: Week End
est un exposé anticapitaliste et anti-américain dressé
à la manière d'une peinture surréaliste. Le gigantesque
embouteillage, stridente symphonie de klaxons se terminant sur le spectacle
insensé de la mort sur la route, est à la fois une attaque
directe contre la surconsommation et une illustration de l'absurdité
de la vie. Tout le monde attend en ligne pour mourir, mais le calme
est ruiné par l'impatience de certains. À la froideur
de ce monde qu'il décrie, Godard oppose la poésie et la
philosophie. Mais le combat semble perdu d'avance...
Week End est un film manipulateur par son usage excessif et
tonitruant du son. Lors d'une conversation de nature sexuelle, Godard
s'en prend à notre voyeurisme en cachant la voix de ses personnages
sous le voile d'une musique dramatique et lourdement appuyée.
Les contrastes et la répétition permettent de créer
un effet hypnotique et de ponctuer notre réflexion d'étranges
sensations. Enchaînant les viols détachés, les meurtres
sordides et les trahisons à un rythme terrifiant, Week End
livre en pièces détachées un dur constat sur l'état
de l'humanité. De toute évidence, ce "film trouvé
à la ferraille" a trouvé son sens au montage. Déconstruit
et saccadé, il délaisse consciemment les chemins battus
du film convenu pour s'aventurer une bonne fois pour toute du côté
du cinéma expérimental. La relation déjà
complexe de Godard avec le public s'effritera rapidement à partir
de la sortie de ce projet radical et sans compromis. Mais ses plus fervents
défenseurs s'entendront pour dire qu'avec Week End,
Godard a milité en faveur de sa liberté en tant que créateur.
Week End est un chef d'oeuvre apocalyptique et critique aussi
facile à détester qu'à adorer. Prenez position!
Version française : -
Scénario :
Jean-Luc Godard
Distribution :
Mireille Darc, Jean Yanne, Jean-Pierre Kalfon,
Valérie Lagrange
Durée :
105 minutes
Origine :
France, Italie
Publiée le :
9 Juin 2006