WATCHMEN (2009)
Zack Snyder
Par Mathieu Li-Goyette
Watchmen est l’adaptation d'un chef-d’oeuvre. À
partir de cette allégation, la question de l'adaptation et de
l'acquisition que le cinéma se permet par rapport au médium
de la bande dessinée devient fondamentale, et pourtant de plus
en plus ambiguë. Culte créé dans les années
80 par Alan Moore et Dave Gibbons, Watchmen vient culminer,
dans l'univers des super-héros, une ascension du classique vers
le moderne dans lequel les nouvelles séries évoluent à
présent. La décennie voit la remise en question des Superman,
Batman, Spider-Man, X-Men (et bien d’autres…)
et Watchmen propose alors de déconstruire cette hégémonie
dans un récit tout aussi morcelé entre le temps et l'espace
d'un drame s'échelonnant sur plus de 50 ans. Avec la distance
que lui permettent ses personnages imaginés pour les besoins
du livre, aucune filiation ne les apparente à leurs prédécesseurs,
si ce n’est que ce qui en est établi à l’intérieur
des retours en arrière du film. Définitive, l'oeuvre de
Moore fait maintenant amende honorable sur grand écran - un médium
envahi depuis dix ans par les phylactères - où son importance
appartient au registre de la récupération et du joujou
dérivé.
Dans la lignée de Sin City et 300 (réalisé
par le même Zack Snyder), la « sur-adaptation » fait
ses preuves encore une fois : une représentation systématique
où le cadre du papier correspond à un temps et un montage
donnés au cinéma. Plus l'image de Gibbons était
importante et grandiose, plus Snyder va la ralentir et y séparer
les éléments vitaux d'une perspective altérée
par l'infographie factice. Comme dans 300, la vision du neuvième
art de Snyder souffre au premier coup d'oeil de cette règle mathématique
de retranscription. Le dialogue, la composition de l'image, les clins
d'oeil sont d’une exactitude chavirant sans cesse entre le plaisir
de se sentir chez soi et la mise en scène cabotine d’une
bande dessinée reconnue pour son rythme pesant de symbolisme
et d’escapades référentielles. L'adaptation semble
obligatoirement passer par une soumission inconditionnelle à
la bande dessinée qui, en plaisant aux amateurs du livre, déplaira
au large public qui n'aura pas nécessairement encore eu la chance
de se farcir les quelques 400 pages du livre de Moore. Art visuel où
la consommation d’images accumulées est la composante fondamentale
de la construction d’un récit, la bédé prend
du temps à absorber. Nous revenons sur les pages, nous savourons
les images, retournons en arrière pour relire à haute
voix les envolées épiques de la plus audacieuse plume
de l’industrie anglophone. Au cinéma, les images défilent,
s’empilent dans notre mémoire au fur et à mesure
que disparaissent celles qui ne nous ont pas assez marqués et
c’est un combat en temps réel qu’est celui de lutter
à la recherche de la ruine tout en esquissant à tout hasard
l’architecture de l’avenir.
Il y a un problème de temps, une inadéquation dans la
perception, trop peu comprise par le cinéaste commercial et complaisant
qu’est le bien nanti Zack Snyder. Celle-ci renie la finesse à
la pellicule façonnée par deux cents paires de bras que
détient comme petit secret le papier conçu discrètement
par deux complices.
Incapable de se détacher du tome original si prisé, Snyder
s'avère visiblement certain que l'hologramme cinématographique
qu'il projette retiendra les qualités et les idées de
la souche. Alors que Moore proposait une mise en abyme de sa propre
industrie, Snyder propose plutôt la mise en marché d'un
conte de jeunesse de la génération X. Dr. Manhattan, Rorschach,
Nite-Owl, The Comedian, les personnages de Watchmen se présentent
comme des incarnations d'une certaine pensée dont la finalité
ne réside plus dans le rêve américain. « Nous
sommes entourés par le rêve américain », lance
un Comedian psychotique après avoir chassé quelques civils
enragés par l'existence des super-héros. Retrouvé
mort au début de l'épopée de près de trois
heures, le sort du Comedian servira de dispositif d'enquête à
Rorschach (brillamment interprété par Jackie Earle Haley),
héros jugé terroriste par les autorités et évoluant
dans l'ombre de ses comparses. Son parcours le mènera à
la découverte d'un complot qui provoquera sa part d'émerveillement
et de confusion. Et c'est précisément à partir
d’ici que Snyder remporte son pari.
À une époque de Guerre froide où Nixon est élu
pour un troisième mandat, où les Russes menacent le monde
d'un arsenal nucléaire incommensurable, Dr. Manhattan, scientifique
surpuissant destiné à devenir l'incarnation divine du
héros, devient le poids métaphysique d'une balance apocalyptique.
Présent, futur et passé se mélangent sous la perspective
de Manhattan. L'existentialisme mis de l'avant par le personnage placide
amène une réflexion qui sera la cause d'un changement
judicieux par rapport à l'oeuvre originale à la toute
fin du film. Autrement, le jeu de chaise musicale à travers les
générations qui fait partie du talent de conteur de Moore
fournit à Snyder le matériel pour donner lieu à
son style uniforme codifiant le montage du film, permettant à
Snyder de nous mettre en confiance quant à l’inclusion
de quelques facilités sympathiques. Sans la clarté de
sa mise en scène, l’échec esthétique du film
se serait avéré retentissant.
En effet, les raccourcis dramatiques (la musique en tête de liste)
agissent comme outils narratifs à deux vitesses. D'une part,
le choix musical permet de contextualiser les héros dans leur
époque. D'autre part, elle sert de dispositif pour dilater le
temps de l'action ; profiter des personnages pour toute la durée
de leur heure de gloire, leur « super-héroïsation
» que critiquait si régulièrement l’opus original.
En servant aussi de levier narratif, il est certain que la contribution
de la bande sonore est indispensable et, par le fait même, divisée
entre les choix esthétiques de Snyder et le sarcasme de ces sons
en contrepoids qui mettent la table pour une progression originale qui
puise autant dans la tradition du film de super-héros que dans
la bande dessinée homonyme (où les chapitres débutent
et terminent le plus souvent par des poèmes où des paroles
de chansonniers célèbres. Le son n'est plus seulement
une question de savoir ce qui compose et suit l'action, mais plutôt
de savoir d'où elle provient et qu'est-ce qui la motive. En ce
sens, l'objet que propose Snyder est en constante réflexion et
pris dans un piétinement salutaire qui le transporte vers une
remise en question de son propre bagage culturel populaire.
Pour la première fois, les super-héros commettent des
viols, des actes sanglants, des scènes d'amour torrides sur thèmes
musicaux plutôt louches, et des combats chorégraphiés
et esthétisés à l'extrême. Tout, chez Snyder,
crie à l'artificialité, au calque réinterprété
à travers le filtre du fanatique abuseur de la technologie numérique
prisée par le box-office. Faussement pacifique, Watchmen
établit une relation caricaturale avec une époque révolue
(Nixon et la Guerre froide) et son imaginaire encapsulé (la musique,
les super-héros, les mouvements révolutionnaires) en échange
d'un spectacle d'artifices onéreux. Obsédé à
retranscrire à la lettre le profil psychologique des personnages
qui devrait interdire tout manichéisme prochain dans le genre,
la fluidité du film désamorce la mélancolie autrefois
transportée par l’aridité esthétique de Moore
et Gibbons.
Ce qui était une mise en abyme de la bande dessinée perd
évidemment de sa force au cinéma. Ce qui caractérisait
certains flashbacks iconoclastes de Moore ne fait plus figure d'exploit
aux côtés des canons cinématographiques du montage.
Devant un si vaste champ de lieux, d'époques et de personnages,
le spectateur néophyte se retrouvera à coup sûr
confondu et bafoué.
Pourtant, Watchmen est un film qui divise et qui doit diviser.
Il doit ouvrir la discussion sur ces icônes du vingtième
siècle, et si les scènes de combat sanglantes rajoutées
font contraste avec son modèle, c'est en pleine connaissance
de cause de l'époque dans laquelle il s'étale. Ce sang
plastifié sur l'écran est le sang à la fois dûment
digitalisé et désacralisé qui bombarde l'audience
dans une surenchère sur laquelle plane une réflexion assez
dense et récurrente pour éviter de justesse le film d'exploitation
(dont Watchmen canalise cependant quelques qualités
par sa direction artistique). Divertissant tant au moyen d'une réflexion
active que d'une enquête non éloignée du film de
détective menée autant par Rorschach que par son public.
Par ailleurs, la recette de Snyder décline les thématiques
hollywoodiennes du film noir, du film de guerre, du mélodrame
et enfin du film héroïque, à mi-chemin entre le militaire
chevronné qu'est Comedian et le corps radioactif de Manhattan.
Des monstres sommeillaient sous les « gardiens » ancrés
dans l'immobilité du papier. Des monstres fantomatiques qui veillaient
sur une nouvelle descendance et qui renonçaient à une
vision héroïque du super-héros. En faisant de chaque
homme costumé un être humain pensant et mené par
des sentiments, des convictions profondes et non un devoir étatisé,
la répercussion - dans la mesure où elle sera comprise
à sa juste valeur - sonne le glas d'un genre a priori industriel
qui n'a pas encore eu le temps de fournir sa version complète
de la pléiade de personnages costumés encore confinés
aux volumes de Marvel et DC Comics. Film qui donne à penser,
l'équilibre établi par Watchmen entre ses pêchés
mignons et le texte de Moore est un modèle de l'adaptation et
du transfert tant artistique qu'idéologique entre deux médiums
qui, de l'idée au story-board et du story-board au souvenir,
vient de faire ponctuation dans un genre qui a maintenant toute sa légitimité.
« Traduttore, traditore » ou « traduire,
c’est trahir », dit l’adage italien. Mais avant de
trahir et de s’accaparer l’ennemi ainsi, Snyder a du étudier,
comprendre Watchmen et, par la faute de ce cheminement méticuleux,
perdre l’innocence dont il faisait preuve (lui et tant d’autres)
auparavant. Maintenant, il est trop tard pour regarder en arrière.
Snyder et sa caste devront se faire parents et adultes de leurs futures
créations.
Version française :
Les Gardiens
Scénario :
David Hayter, Alex Tse
Distribution :
Patrick Wilson, Jackie Earle Haley, Billy Crudup,
Malin Akerman
Durée :
163 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
13 Mars 2009