LA VIE MODERNE (2008)
Raymond Depardon
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Il y a d'abord une longue route, sinueuse, défilant à
un rythme lent devant l'objectif. Puis la voix du cinéaste, douce
et réfléchie, se pose sur les images qu'il a captées.
Il parle du temps qu'il lui a fallu pour apprendre à connaître
les gens que nous nous apprêtons à rencontrer, du plaisir
qu'il prend aujourd'hui à retourner les voir. La méthode
Depardon, fondée sur le respect et l'intimité du rapport
avec l'autre, refuse de transformer l'homme en un vulgaire objet d'étude;
avant le documentaire, avant la médiation des individus, il y
a la vie elle-même et ses relations de compréhension, de
confiance, voire d'amitié. Troisième volet de la trilogie
des Profils paysans - les deux premiers, L'Approche
et Le Quotidien, datent respectivement de 2001 et de 2005 -
La Vie moderne est autant une leçon dans l'art de faire
du documentaire ethnographique qu'un film sur l'existence un peu anachronique
de quelques fermiers de la région du Massif central. Subtilement,
le cinéaste y dévoile les rouages de son entreprise d'approche
et nous amène à prendre conscience, en tant que spectateur,
de tout le processus humain associé à l'acte de «
saisir de la vie » à l'aide de la caméra. Cinéma
de l'éthique autant que cinéma de la parole, ce documentaire
tendrement humain se réfléchit au service de son sujet
plutôt que par narcissisme.
Élégamment dépouillée, la forme du film
frappe par son caractère cyclique, fondé sur la répétition
poétique de motifs visuels simples; il semble suivre le rythme
de son environnement, épouser la respiration de la nature et
regarder les saisons passer. Évidemment, le passé de photographe
professionnel de Depardon y est pour quelque chose dans cette profonde
esthétique du regard; sa caméra s'installe et observe,
contemplant les paysages et scrutant les visages avec une attention
admirable. En ce sens, La Vie moderne est d'abord le film d'un
photographe, c'est-à-dire l'oeuvre d'un homme d'images maîtrisant
parfaitement la lumière, l'employant comme matière première
à des fins d'expression comme le peintre utilise la couleur.
Ses compositions sont somptueuses, mais brillent surtout par leur discrétion.
Ce sens effacé du pittoresque, qui confère au film son
atmosphère sereine, dépasse la simple beauté plastique;
il s'agit de la manifestation visuelle d'une sagesse acquise par l'expérience,
d'une communion sensible (et tangible) avec le réel. Sa belle
image est un hymne à la splendeur du monde, au sens de sa façade.
Ce qui n'est jamais plus vrai que lorsqu'il filme les visages usés
par le temps de ces vieux paysans qui persistent à vivre, en
quelque sorte, en retrait de la « vie moderne ».
Élément-clé de cette trilogie, le passage du temps
resserre les liens humains en même temps qu'il les effrite. Ainsi,
c'est parce qu'elle a gagné sa confiance au fil des ans que la
caméra de Depardon peut témoigner, avec une lucidité
terrifiante, de la lente défaillance de Marcel. Octogénaire
qui sent sa fin venir, et n'hésite pas à l'admettre, ce
vieillard bougon mais éminemment sympathique est tour à
tour cocasse et tragique; mais il l'est naturellement, sans l'aide d'aucun
artifice cinématographique. Inévitablement, La Vie
moderne dresse en filigrane le portrait d'un milieu paysan archaïque,
en déroute. Toutefois, ce sont ces figures humaines - naïves,
tristes, fières - qui s'approprient l'avant-plan par la générosité
avec laquelle elles donnent accès à leurs craintes et
à leurs espoirs certes, mais plus encore à leur quotidien.
Cinéaste des petits gestes et des instants fugaces, Depardon
révèle l'insaisissable par l'entremise de l'anodin. Il
atteint l'universel en explorant l'infime et l'intime; et le sujet de
son film est ni plus ni moins que la vie elle-même.
Au fond, Depardon regarde des gens qui regardent le monde changer autour
d'eux: des agriculteurs et des éleveurs qui savent que leur métier,
du moins tel qu'ils le pratiquent, est condamné à disparaître.
Exercice de mémoire, son film capte une réalité
en déclin avant qu'elle ne sombre dans l'oubli. Il témoigne
de ce mode de vie devenu insolite sans le réduire au rang de
folklore charmant, refusant les subtiles marques de condescendance qu'un
réalisateur moins noble se serait permit d'employer pour amuser
les foules. Au contraire, il saisit toute la beauté de leurs
gestes et confère à leur modestie une grandeur presque
épique. Lui-même fils d'agriculteur ayant quitté
très jeune la ferme familiale, le cinéaste se cherche
un peu dans les individus qu'il filme: il va à la rencontre de
son propre passé par l'entremise de l'autre. En ce sens, cette
trilogie découle autant - sinon plus - d'un questionnement personnel
que d'un quelconque désir « anthropologique », et
de là ce ton plus sentimental que scientifique,
Conséquemment, et pour la première fois dans le triptyque
des Profils paysans, Depardon se met en scène en tant
qu'interlocuteur et sujet filmant - par l'entremise de quelques questions
qu'on l'entend poser. S'intégrant à la réalité
qu'il filme, allant réellement à sa rencontre, le cinéaste
prend dans La Vie moderne le soin de s'investir en tant qu'humain
plutôt que de s'imposer en tant que documentariste. La délicatesse
avec laquelle il aborde les gens, la finesse avec laquelle il les amène
à se confier à la caméra: tout dans son attitude
ingénieusement mise en scène témoigne d'une compréhension
supérieure des enjeux moraux et des implications éthiques
de l'acte documentaire. Des enseignements du maître, on retiendra
cette leçon fondamentale qu'il faut apprendre à connaître
son sujet pour mettre à jour sa vérité. Mais, surtout,
on retiendra ces images magnifiques d'une campagne française
encore « pure » qui ne restera pas éternellement
à l'abri du progrès - et les expressions souvent bouleversantes
des hommes et des femmes qui l'habitent et s'agrippent à ses
traditions.
Version française : -
Scénario :
Raymond Depardon
Distribution : -
Durée :
90 minutes
Origine :
France
Publiée le :
22 Octobre 2008