LA VIE HEUREUSE DE LÉOPOLD Z (1965)
Gilles Carle
Par Alexandre Fontaine Rousseau
On plonge dans le catalogue de l'ONF comme on explore un livre d'histoire.
Il est fascinant de saisir l'ampleur des archives audiovisuelles de
l'évolution du patrimoine québécois qui se sont
constituées au fil des ans par l'entremise du travail acharné
de documentaristes chevronnés. Ce sont aussi des réalisateurs
de fiction, dont l'oeuvre s'est efforcée d'épouser la
réalité, qui ont permis de dresser ce portrait en constante
évolution de notre société. La première
réalisation de Gilles Carle, La vie heureuse de Léopold
Z, s'inscrit parfaitement dans cette philosophie propre à
l'ONF où le cinéma devient témoin vivant du réel.
Ironiquement, Carle obtint le financement nécessaire à
la réalisation de son film de fiction, l'un des premiers qu'ait
produit l'ONF, en affirmant qu'il tournerait un documentaire sur le
déneigement avec cet argent.
Au sens local du terme, on peut qualifier le film de Carle de véritable
classique. Perdu au sein d'un patrimoine filmique mondial autrement
plus raffiné, certes, ce n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan:
une curiosité ethnique représentative d'une culture particulière
vaguement insignifiante aux yeux de l'étranger normalement constitué.
Mais pour nous, il s'agit d'un instant d'histoire cristallisé
dans un emballage attachant et accessible. Racontant les péripéties
d'un D.S.C. («déneigeur» sous contrat) bon vivant
de la classe moyenne québécoise perdu dans une tempête
de neige à la veille de Noël, La vie heureuse de Léopold
Z est l'antithèse d'une production épique. L'enjeu
principal, en fin de compte, sera de ne pas arriver en retard à
la messe de minuit malgré la poudreuse qui ne cesse de tomber.
C'est tout dire.
Mais en cours de route, le bienheureux Léopold Z nous en apprend
beaucoup sur le Québec en mutation des années soixante.
Léo n'est pas un produit de la Révolution tranquille,
loin de là. Mais lui et son patron Théo, déjà,
ne s'entendent pas sur une foule de sujets. Car Théo est un vestige
de l'ère Duplessis: haut fonctionnaire macho et un peu malhonnête
qui habite un bungalow valant deux fois le prix de la maison de Léo,
il cultive une apparence raffinée mais sa vision du monde est
aussi limitée que celle de Léo. Si ce n'est pas un peu
plus encore. Point central du film, la conversation entre les deux personnages
dans le camion de Léo établit ces deux caractères
distincts dont les divergences pourtant minimales révèlent
tout un monde de changement.
C'est dans les petits détails de son film que Gilles Carle révèle
son propos. Les clins d'oeil visuels et les dialogues en apparence anodins
recèlent tout le contenu de cette Vie heureuse fort
sympathique. En ce sens, il s'agit d'une oeuvre beaucoup plus subtile
que ne le laisse croire sa surface un peu populaire et simpliste. Léo
est un homme modeste et naïf. Mais contrairement à son ami,
il sait distinguer un bon patin d'un mauvais. C'est le Québécois
moyen de l'époque par excellence. Ce n'est pas un intellectuel
et ce n'est pas un être politique. C'est un gars de hockey et
de neige, d'alcool, de femmes et, malgré tout, de religion.
En toile de fond, le métro de Montréal se construit lentement.
Le Québec entre dans la modernité. On déverse encore
la neige sale dans le fleuve Saint-Laurent mais le mécanisme
du progrès est en marche. Carle, lui, capture cette évolution
de la perspective des gens qui n'y participent pas, sans vraiment en
parler. Les évènements, les gens, le décor parlent
d'eux-mêmes. La vie heureuse de Léopold Z transpire
son milieu de tous les pores de sa pellicule. Et, contrairement à
plusieurs de ses collègues de l'ONF, Gilles Carle avait compris
les vertus du montage. Concis et efficace, son premier film livre avec
une grande économie de moyens tout un pan de notre histoire collective.
Version française : -
Scénario :
Gilles Carle
Distribution :
Guy L'Ecuyer, Paul Hébert, Suzanne Valéry,
Monique Joly
Durée :
68 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
23 Juin 2005