VICKY CRISTINA BARCELONA (2008)
Woody Allen
Par Mathieu Li-Goyette
Des metteurs en scène ayant percé la scène du Nouvel
Hollywood dans les années 70, Woody Allen devrait demeurer le
seul roc de l’intellectualité et de l’indépendance
artistique. Cependant, ce même statut d’autonome lié
étroitement à la qualité des productions pouvant
en ressortir n’a, elle inversement, fait que décroître
depuis les événements (inopportuns?) du début des
années 90 qui menèrent le petit nabot à lunette
à l’inspiration toujours réitérée
à la paresse entraînant le référentiel et
l’essoufflement des années 2000. Ce qui sauve en effet
présentement sa carrière se trouve dans l’étendue
de ses fans désirant le revoir de nouveau - puisque lorsqu’il
n’est qu’en arrière-scène, on se doutera bien
que ses personnages trahiront l’origine du dialogue - comme on
espérerait la réunion annuelle chez un vieux couple dont
le temps et l’expérience partagés n’éclipseraient
jamais les trépidations d’autrefois. Dans sa thématique,
ce vieux couple est consciencieusement la raison d'être de Vicky
Cristina Barcelona, dernier film et participant de l’édition
cannoise 2008. Dans une perversité et un étalement des
fantasmes envoûtants, le monde chéri d’Allen où
couples naissants et divorces s’entrecroisent au nom de l’amour
animal et où la catharsis échangiste s’apaise en
l’honneur (parfois soudain) d’une rehausse intellectuelle
ne réinvente les lignes maîtresses de l'auteur qu'en de
très rares soubresauts. Autant l'intrigue que la mise en scène
qu'on lui connaissait ne seront devenues, au fil du temps, que des accessoires
bien élégants de son propre parc d'attraction, ici emménagé
dans la vétuste Barcelone aux accents catalans.
Vicieusement candide, mais splendidement écrit, le scénario
prend son envol lorsque Vicky (Rebecca Hall), étudiante de culture
catalane aux longs cheveux bruns et à l’air assuré,
débarque à Barcelone accompagnée de Cristina (Scarlett
Johansson), femme sans talent dont les lèvres pulpeuses et les
cheveux blonds font subterfuges à sa personnalité indécise.
L ’escale semble rêvée pour les deux amies de toujours.
Ou du moins, c’est ce que le discours ironique nous sert en cette
mystérieuse voix-off dont Allen utilisera les apparences comme
sortie de secours entre ses scènes. Parfois dans le domaine du
comique, parfois dans la pitrerie, le tireur de ficelles omniscient
qui commente et assiste aux excursions huppées des deux charmantes
femmes joue drôlement d’un humour anglais, préférant
d'emblée la révélation sobre que l’effacement
ou le contre-poids à l’action. Ceci dit, l’on peut
croire qu’elle offre la possibilité d’aborder rapidement
le cas de Juan Pablo (Javier Bardem), artiste réputé et
récemment divorcé qui, au cour d’un échange
de regards avec Cristina, invitera les deux demoiselles à sa
ville natale pour « bien manger, boire du bon vin et faire l’amour
à trois une fois la soirée venue » : le triangle
amoureux ne tarde pas à s’installer. Comme le simple sexe
ne semble jamais suffire à l’intellectuel de New York -
sur ce point, on se réjouira qu’il ne se soit jamais encore
approché de la gratuité lucrative du sujet - la jeune
Vicky avoue au Don Juan hispanique être fiancée, à
laquelle réplique il insinuera avoir subit une attaque au couteau
causée par l’hystérie de son ex-femme et artiste
(Pénélope Cruz).
Avec le débarquement du fiancé en question à mi-chemin
du film, le jeu de chaise musicale nuptiale se transforme rapidement
en heptagone amoureux où les défauts de chaque personnage
viendront les prendre à revers dans une ultime tentative de leur
montrer leurs qualités. C’est donc Cristina qui prendra
conscience de son talent artistique, Vicky qui démontrera plus
d’abstinence qu’elle ne l’aurait jamais espéré
pour conserver l’amour de son nouveau mari, et Juan qui avouera
graduellement avoir volé son art à celui de sa femme.
Dénouement simple s’il en est un, il a l’avantage
louable d’être déficelé sans hargne jusqu’à
un point de non-retour où Cristina, Juan et sa femme se retrouvent
tous trois dans une chambre noire tapissée de rouge à
s’ « entre-embrasser ». Une relation tordue qui prend
tous son sens lorsque la jeune pauvre de talents des débuts s’avère
rapidement le pont de réconciliation pour l’ancien couple
d’artistes déchirés. Muse de l’artiste (du
couple et d’Allen), Johansson y incarne le rôle le plus
fidèle à sa propre carrière; son statut d’inspiration
lubrique et le point brièvement abordé de sa réalisation
ratée (comme l’actrice, Cristina sort de sa première
réalisation de court-métrage). Suivant l’itinéraire
curieusement semblable de Mia Farrow et Diane Keaton, la jeune actrice
aura avec le dernier film atteint un degré de maturité
qui parvient déjà à être le sujet du film
en soi. Bizarre incursion que d’avouer l’utilisation des
stars jouant leurs propres rôles (Javier Bardem y est prêt
de son statut de sexe symbole nouvellement acquis) puis tout aussi bizarre
état d’esprit qu’est de vouloir en développer
des relations amoureuses fantasmatiques dans une diaspora américaine
plus belle que jamais.
Formellement, rien n’est laissé au hasard. Bien qu’on
penserait tordu l’esprit du cinéaste à avoir intégré
une chambre noire pour y tourner des scènes romantiques (sacré
Woody), l’alchimie toute exotique révélée
au long de ces légatos de musique traditionnelle et de guitare
espagnole dans une Barcelone authentique confère au film sa plus
grande qualité qu’être une lune de miel dans la vieille
Europe en compagnie d’un grand comique, mais surtout d’un
grand romantique. Aphrodisiaque sous tous ses aspects, la mise en scène
amoureuse du visage de ses actrices reste empreinte d’anomalies,
des gag one-timer de montage que son metteur en scène
semble toujours avoir retenus du monde de la scène humoristique;
le montage, le cadrage et les artifices craignent d’être
utilisés régulièrement. Le réalisateur y
signe une oeuvre belle, charmante qui se voit un rafraichissement d'une
durée variable à l'ouverture de tous et chacun. Une performance
coupable de l’équipe de comédiens, des choix esthétiques
judicieux jumelées à des discours typés sur l’artiste
(qui malgré leur devanture ne parviennent jamais à préoccuper
le récit), les pulsions freudiennes de l’amour marque la
présentation de Barcelona par un créateur dont
on espère toujours revoir les grands élans d’autrefois.
Nostalgie bien superficielle pourrait-on penser, mais la carrière
même de Woody Allen n’est-elle pas nostalgie? Ou du moins
ne nous a-t-elle pas formé à en espérer les caractéristiques?
Le grand amoureux de Bergman, de la Shoah et des frères Marx
semble s’être fait étouffé par un star système
et une complaisance qui ne tente maintenant que d’attraper au
passage les habitués du cinéaste - le piège de
la nostalgie s'étant rabattu sur un de ses plus ardents muséologues
- qui y retiendront ses traits de caractères inhérents
qui firent sa marque de commerce. À la différence qu’aujourd’hui,
il n’est vraisemblablement plus avare, intellectuellement, de
nous les faire partager.
Version française :
Vicky Cristina Barcelona
Scénario :
Woody Allen
Distribution :
Rebecca Hall, Scarlett Johansson, Javier Bardem,
Penélope Cruz
Durée :
96 minutes
Origine :
Espagne, États-Unis
Publiée le :
3 Décembre 2008